Commencé à Marseille le 21 janvier I949, ce voyage se termine à Kunming le 19 mars 1949.
Ce voyage a été réellement effectué par Joseph Séguinotte en partance pour la Chine en 1949. (Missionnaire en Asie de 1949 à 1994). Le texte raconte fidèlement les évènements vécus et décrits dans la correspondance adressée par Joseph Séguinotte à sa famille au cours de son voyage. Je présente cet écrit à la mémoire de mon frère (Décédé le 31 mai 1994)
A Marseille, l’embarquement est prévu le 21 janvier à 8 heures sur le cargo « Le Chantilly » Celui-ci paraît plus petit que le « Pasteur » qui stationne à côté. C’est un ancien navire hôpital, sa longueur est de 146 m, vieux d’une trentaine d’années, visiblement son aménagement laisse à désirer.
Les hommes sont logés à l’avant. Un seul lavabo pour une centaine de personnes, ouvert à l’eau douce seulement quatre heures par jour. Nous devrons nous en contenter. Les amarres sont larguées à 15 h.
Le 22 janvier, vers 12 h, nous passons le détroit de Bonifacio entre la Corse et la Sardaigne. A la sortie du détroit, la mer est agitée et le bateau commence à danser. Je n’ai vraiment pas le pied marin, je ne me sens pas très bien. Le navire est ballotté comme un fétu de paille, des montagnes d’eau se précipitent contre la coque et jaillissent sur le pont. La plupart des passagers sont malades. C’est quelque chose d’infernal, car on ne sait où se mettre, partout le bateau tangue et grince !
Le 23 au matin, la mer continue à remuer, cependant dans la journée elle se calme. L’après-midi est ensoleillée quand nous passons au large des Iles Lipari et du fameux volcan Stromboli, qui se dresse seul dans la mer. Dans la soirée nous passons le détroit de Messine, qui n’a que 3 km de large. C’est féerique de voir à la fois les lumières de Messine sur le littoral Sicilien et de Réggio sur la rive italienne. Dans la nuit du 25, nous essuyons une nouvelle et grosse tempête. Vers 6 heures du matin une énorme lame de fond soulève le bateau. Tous les passagers sont réveillés en sursaut par le tintamarre des objets qui dégringolent. Dans la journée du 26 janvier, nous apercevons l’Ile de Crête avec ses montagnes couvertes de neige.
Le 28 janvier, nous faisons une courte escale à Port-Saïd. Des barques de tous côtés, des navires de tout tonnage et de toute nationalité qui s’apprêtent à franchir le canal de Suez. Mais il y a aussi ces longues files d’hommes chargeurs de charbon qui, aux trois quarts nus, mènent sous la menace du fouet une vie d’esclave. Le soir même nous quittons le port pour emprunter le canal de Suez. Ce canal est un chef-d’œuvre du Génie Français. Construit par Ferdinand de Lesseps à travers un affreux désert de sable, il relie la Méditerranée à la mer Rouge. Sa longueur est de 160 km de long et sa largeur moyenne est d’environ 200 m. Son entretien demande un énorme travail, car il y a toujours le danger d’ensablement quand la tempête de sable souffle dans le désert.
Le canal traverse les deux lacs Amer, près de l’un d’eux se trouve la ville égyptienne d’Ismaïlia. De nombreux navires y stationnent en attendant leur passage sur le canal. Le trafic est intense, c’est une véritable procession de bateaux qui se suivent à quelques centaines de mètres de distance. Le soir nous arrivons à Suez, point terminus du canal. C’est une petite ville toute neuve et toute propre. Nous poursuivons notre route dans le golfe qui s’allonge vers la Mer Rouge. Dans le lointain, nous apercevons la masse imposante du Mont Sinaï, où selon les écritures anciennes, Dieu apparut à Moïse pour lui dicter la loi. Enfin, c’est la Mer Rouge, d’un calme délicieux. Pendant quatre jours nous allons voguer sur une nappe liquide, avec comme seule distraction de temps en temps, la vue d’un bateau, d’un îlot, ou d’un troupeau de marsouins qui folâtrent autour du navire.
Nous venons de passer près de deux petits îlots que l’on appelle « les frères ». Ce sont des petites plates-formes. Le plus grand est de la dimension d’un terrain de football, il est habité. Le plus petit à une superficie d’une centaine de mètres carrés environ. Nous côtoyons également quelques îlots volcaniques aux formes bizarres : Archipel de Zebayir, archipel Hanish et les îles Zoukour. Au cours de la journée, nous passons à moins de 200 km de la ville sainte des Musulmans : La Mecque.
Ce soir, nous quittons la mer Rouge et demain matin, nous ferons escale à Djibouti, ville de 20.000 habitants, c’est la porte de l’Ethiopie. Lors de notre escale à Djibouti, nous faisons la connaissance du terrible soleil du pays, qui tue facilement les européens par insolation. Heureusement à cette époque de l’année une petite brise souffle sous un plafond de nuages. Dans le port, stationnent des navires italiens, hollandais et suédois et tout autour gravitent de multiples petites barques indigènes.
Les habitants du pays, sont des noirs somalis un peu apparentés aux éthiopiens. Cheveux abondants et frisés, agiles, musclés, ils sont remarquables par leur maigreur.
Il est 16 heures, nous repartons. La mer est délicieusement calme.
Le 7 février, nous sommes en plein Océan Indien. Nous venons de vivre une petite aventure : après le repas du midi, comme la plupart des passagers je fais la sieste sur ma couchette, dans une chaleur intense.
Soudain, la sonnerie d’alarme retentit longuement. Que se passe-t-il ? Le bateau s’arrête ! Inquiet, je saute au hublot et j’aperçois un rafiot de pêche chargé d’hommes à une centaine de mètres du « Chantilly ». Une petite barque se dirige vers nous. On lui lance une échelle de corde et le Capitaine monte à bord, un turban orange autour de la tête, un pagne autour des reins.
Nous apprenons que leur petit bateau à voiles a été déporté par le vent qui ne cesse de souffler depuis plusieurs jours. Ils sont 25 hommes et depuis trois jours ils n’ont pas une goutte d’eau douce et aucune nourriture à se mettre sous la dent. Ils sont à plus de 1000 km de la première terre et devaient fatalement mourir de faim sans notre intervention. Nous leur donnons 200 litres d’eau douce et plusieurs sacs de vivres. Ils repartent réconfortés avec force remerciements.
La traversée continue dans un océan calme comme une vraie nappe d’huile. Depuis plusieurs jours nous n’avions pas aperçu aucune terre. Hier après-midi nous sommes passés à côté de l’atoll de Minikoï. C’est un îlot artificiel qui s’est construit à l’intérieur d’une ceinture de coraux entourant une lagune. Il est couvert de cocotiers. C’est magnifique d’apercevoir de la pleine mer cette verdure luxuriante. 3.000 Cinghalais habitent cet îlot perdu. Ils vivent de pêche (poissons et perles).
Comme autre distraction nous observons de temps en temps le passage d’un troupeau de marsouins ou de requins qui sautent parfois au dessus de l’eau en suivant le navire.
Nous voyons également des myriades de poissons volants. Ce sont des petits poissons de la taille des goujons, munis d’ailes comme les moineaux. Ils sortent de l’eau en groupe et volent une centaine de mètres avant de replonger. C’est très joli de les contempler avec leurs reflets argentés.
Le 12 février nous arrivons à Colombo à 5 heures du matin. C’est la capitale de l’île de Ceylan. Le port bénéficie d’un assez gros trafic. La ville semble splendide au soleil levant. Beaucoup de verdure, les cocotiers se détachent sur le ciel lumineux. C’est très pittoresque. Les Ceylanais sont très bruns, ils portent de grands vêtements blancs. Les femmes portent un grand voile de mousseline de différentes couleurs qui entoure le buste et retombe sur l’épaule. C’est le « Sari » très élégant et plein de majesté. On aperçoit de nombreux « pousse-pousse », petites voiturettes tirées par des hommes et qui servent de taxi.
Nous arrivons en vue de Pondichéry le lundi 14 février vers midi. Le port est inexistant, la côte est très basse et sans rochers. La ville s’étale au milieu des cocotiers. C’est vraiment pittoresque. Peu de temps après notre mouillage, un essaim de barcasses arrive. Des policiers montent la première d’entre elles, pour assurer le contrôle du débarquement. Ils sont en shorts et chemises blanches et arborent une chéchia bleue et des molletières de même couleur.
Les barques sont très rustiques, quelques planches unies par des fibres de cocotiers. Comme elles prennent l’eau, un homme est continuellement occupé à rejeter l’eau avec une marmite et le centre de la barque est couvert d’une jonchée de branchages pour que les passagers et les bagages ne puissent se mouiller. Les Indiens sont pratiquement nus, avec un simple chiffon attaché par une ficelle pour cacher l’essentiel. Certains demandent des pièces de monnaie et plongent pour les attraper.
Voici plus d’un mois que nous naviguons. La traversée du golfe de Bengale a été longue, car nous avons rencontré des courants contraires. Ces courants en pleine mer sont curieux, ils sont comme des fleuves très agités d’une centaine de mètres de large.
Depuis deux jours, nous remontons le détroit de Malacca, le long de la Malaisie, couvert de végétation luxuriante. Vers midi, nous passons près des îles Riou, qui marque le lieu de notre voyage le plus rapproché de l’équateur (130km).
Dans l’après-midi nous stoppons à Singapour. La fameuse place forte des anglais. Le trafic des navires est intense. La ville comprend de nombreux grattes ciel, des larges avenues, des parcs, des terrains de sports. C’est peut être la ville la plus commerçante du monde. Nous remontons à bord vers 22 heures et appareillons à minuit.
De Singapour au Cap Jacques la traversée est sans incident.
Le 24 février au matin, nous atteignons la pointe extrême de l’Indochine à partir de laquelle les navires quittent la mer pour remonter la rivière de Saigon. Pendant 5 heures, profitant de la marée haute nous glissons sur ce fleuve entre deux rives verdoyantes où apparaissent de temps en temps de petites paillotes qu’habitent des indigènes aux chapeaux pointus. Un bateau de guerre nous accompagne car quelques groupes du Vietminh embusqués dans les palétuviers de la rive pourraient nous envoyer quelques rafales.
Nous arrivons à Saigon sous l’ondée. A perte de vue c’est le pays plat. C’est une très belle ville aux larges rues bordées d’arbres. Splendides voitures américaines, jeeps ou camions militaires. Beaucoup de cyclo-pousses, qui ont supplanté les pousse-pousses.
Je vais séjourner dans cette ville une semaine avant de reprendre mon voyage.
Nous appareillons le 4 mars au matin. Le 6 mars nous arrivons dans la baie de Tourane, au milieu d’une multitude de petites barques élégantes avec leurs voiles en natte. Puis nous repartons vers Haiphong. Arrivé à l’île Hondo, nous circulons pendant plus de deux heures dans les chenaux de l’admirable baie d’Along. Au milieu de rochers chevelus qui émergent de l’eau en des formes curieuses. Comme des châteaux, des bêtes sauvages. Au travers desquels se glissent silencieusement sur l’eau d’un bleu magnifique, des petites jonques de pêche. Je me sens incapable d’exprimer mon admiration en face de ce spectacle grandiose. Tel un enchantement.
Le 8 mars vers 14 heures, je quitte le « Chantilly » et je débarque à Haiphong.
La distance d’Haiphong à Hanoi est d’environ 100 km. Mais vu les difficultés de la guerre, le train n’est pas sûr, il saute sur des mines plusieurs fois par semaine. Je choisi le convoi routier. Le 10 mars au matin me voici à la sortie d’Haiphong sur un camion près du chauffeur, avec mes bagages entassés sur des sacs de farine. Les visas de sécurité obtenus, le convoi d’une centaine de camions démarre.
Pendant des heures nous roulons sur des routes non entretenues, entre rizières en friches et villages brûlés. Les VietMinh sont à quelques centaines de mètres et toutes les nuits il y a des combats. Nous arrivons à Hanoi en fin d’après-midi. Je décide de passer une semaine dans cette ville. Hanoi a des quartiers entiers saccagés ou brûlés.
Le 17 mars, je dois m’envoler vers la Chine. Un autocar nous amène à l’aéroport de Gia Lam. Notre avion est un énorme Skymaster à quatre moteurs. La météo nous informe que le brouillard sur Haiphong nous empêche de nous poser sur cette escale.
Nous devons attendre patiemment l’ordre de décoller. Notre Skymaster fera de 300 à 400 km à l’heure et nous mènera à Haiphong en ¼ d’heure, alors que nous avons mis 7 heures jeudi, pour le même trajet. Soudain on nous annonce qu’il est trop tard pour nous rendre à la prochaine escale. Un nouveau départ est fixé pour le lendemain matin.
Le vendredi 18 mars à 7 h 30, nous embarquons sur un nouveau Skymaster (30 tonnes + 12 de fret). Nous sommes dix passagers : 7 chinois et 3 français. Nous sommes bien à l’aise dans un avion de 30 places, nous avons chacun un hublot pour admirer le paysage.
Nous voilà partis. Peu à peu on s’élève, les rizières vertes ou brunes deviennent une mosaïque de petits carrés coupés parfois par quelques villages ou les méandres du fleuve rouge. Nous entrons dans les nuages et à la sortie de ceux-ci, nous apercevons un beau ciel bleu, au dessous une mer de nuages où se forment de fantastiques gorges de nuages rosés par le soleil levant. Nous sommes à trois mille mètres. Soudain le soleil change de côté. Que se passe-t-il ? Nous volons depuis 35 minutes. Le chef de bord nous prévient que nous retournons à Hanoi. Un moteur est tombé en panne !
Samedi 19 mars, à 11 heures, l’autocar nous reprend pour l’aérodrome. Un nouveau Skymaster nous attend pour remplacer celui en réparation.
A 12 H 30, nous prenons notre 3 ème départ. Le barman nous sert un bon repas, avec des gâteaux et une bouteille vin bouché, en disant : « Buvez celui-ci, vous n’en aurez plus l’occasion en Chine ».
Nous montons à 4200 m. Au niveau de la frontière Sino Tonkinoise les nuages se dissipent et nous apercevons le sol. Les montagnes boisées, les lacs, les rivières qui serpentent. C’est magnifique ! Le Yunnan est le plus beau pays du monde !
Nous atterrissons enfin sur la piste de Kunming accueillis par des officiers chinois et des douaniers.
Kunming est une très grande ville, au climat très sain. La ville est typiquement chinoise avec des petites ruelles pavées. Quelques pousse-pousse et des petites voiturettes tirées par des chevaux circulent en pleine animation.