Au cours du printemps 1944, les allemands occupent toujours la ville. Ils se montrent de plus en plus nerveux et agressifs depuis que la résistance s’organise. Chaque soir, nous entendons vers minuit des explosions qui semblent provenir de l’ouest, vers les lignes du chemin de fer.
Mais cette nuit, un événement beaucoup plus grave a dû se produire. Vers 23h30, nous avons entendu plusieurs explosions plus rapprochées, suivies de plusieurs séries de coups de mitraillettes. Il semble qu’il puisse s’agir d’un attentat à quelques centaines de mètres de notre domicile.
Quelques instants plus tard, dissimulés derrière nos volets nous constatons le passage rapide de plusieurs ambulances allemandes avec leurs sirènes stridentes transperçant le silence de la nuit.
Le jour se lève, c’est dimanche, il est 6 heures 30, ma mère vient de partir à bicyclette pour assister à la première messe dominicale. Je suis encore couché et je sommeille. Soudain vers sept heures, je suis surpris par le bruit de plusieurs coups de freins de camions, suivis d’un tintamarre de cris et de cliquetis d’armes. Je me précipite à la fenêtre de ma chambre qui domine la rue. J’aperçois des dizaines de soldats allemands, casqués, en tenue de combat, qui courent dans tous les sens, leurs officiers donnant des ordres d’un ton sec et autoritaire en indiquant les portes des maisons.
Avec lucidité, je réalise que l’instant est grave et que ce qui se passe doit avoir un rapport avec les évènements de la nuit. Mon instinct de conservation m’inspire un réflexe immédiat qui va s’avérer judicieux. Je me précipite dans les wc, situé au fond du balcon à l’extérieur de l’appartement.
Je viens à peine de pénétrer dans ce lieu, que j’entends plusieurs soldats allemands qui gravissent les escaliers menant au premier étage, dans un vacarme infernal, provoqué par leurs chaussures ferrées et leurs équipements métalliques. Ils traversent la terrasse en trombe et s’infiltrent dans l’appartement. Peu de temps après, ils reprennent le chemin inverse sans avoir le réflexe de pousser la porte derrière laquelle je me blottis, tremblant comme une feuille.
Quelques minutes plus tard, je perçois le démarrage des camions. L’immense bruit se transforme en un silence profond et inquiétant. Je quitte enfin ma cachette et je pénètre dans l’appartement, je trouve un grand désordre mais pas de casse. La rue est redevenue calme et déserte.
Vers huit heures, ma mère revient de l’église, affolée, elle est très heureuse de me retrouver en parfait état. Elle vient d’apprendre qu’une importante rafle a eu lieu dans le quartier suite à l’événement de la nuit.
Toutes les femmes du quartier se réunissent dans la rue, surexcitées, en expliquant chacune à leur façon, comment les allemands ont embarqué tous les hommes de plus de dix ans, près de deux cents, dit-on, souvent avec brutalité, certains en pyjama ou en chaussettes, l’un d’eux avec 40 ° de fièvre et une bonne jaunisse. Tous partis vers une destination inconnue. La journée se passe ainsi, dans l’incertitude laissant prévoir le pire…
De bouche à oreille, nous apprenons qu’un attentat a bien eu lieu dans le quartier, contre un véhicule allemand qui ramenait des soldats du cinéma de la ville vers leur cantonnement de l’aviation. Il y aurait plusieurs morts.
En fin d’après-midi, arrive un premier groupe d’hommes, marchant sur le bord de la route, épuisés, les yeux hagards. Ils nous expliquent qu’ils ont été séquestrés toute la journée dans un grand hangar de l’aviation, debout face au mur, les bras en l’air, surveillés par des allemands mitraillette au poing. Interrogés chacun à leur tour sur l’attentat de la nuit. Peu à peu par petits groupes, ils rentreront tous avant la pleine nuit. Heureux de se retrouver chez eux en famille après un dimanche aussi éprouvant.
De mon côté, j’ai eu la chance d’éviter cette aventure, mais je garde en mémoire cette frayeur, comme s’il s’agissait d’un évènement de la veille.