C’était dans les premières années du vingtième siècle, un matin d’hiver très rude; une forte gelée après une période d’une quinzaine de jours sous la neige.
Mon grand-père, on l’appelait Toutou (allez savoir pourquoi puisqu’il s’appelait Pierre), allait, comme presque tous les lundis, vendre du bois à Pau.
Cette activité était, pour les paysans de l’époque, une source de revenu non négligeable.
On disait de lui que c’était un sacré coquin qui, chez le client, disposait le bois vendu, en superposant une rangée dans un sens et une autre rangée dans l’autre sens. Ainsi, lorsqu’il vendait un stère, il n’y en avait en réalité que trois quarts. Peut-être pas très honnête mais il fallait bien gagner sa vie d’une manière ou d’une autre et puis, pour se donner bonne conscience, il disait que le client était tout heureux d’avoir du bois joliment rangé. On appelait cela: ranger en « cantoû »
Il faut dire aussi, juste retour des choses, qu’il aimait bien se moquer des gens de la ville.
Une fois, il avait vendu du bois vert de châtaignier à un Anglais, la colonie anglaise étaient conséquente à Pau de ce temps-là, et lorsque le lundi suivant on lui signala que le même Anglais le cherchait, il faillit changer de place car le châtaignier vert n’est pas un bon bois de chauffage et il s’attendait, non pas à recevoir une volée de bois vert, mais à entendre des choses pas très gentilles à son égard même avec le fair-play et le flegme britanniques.
Mais non, l’Anglais venait simplement lui commander une autre livraison car ce bois qui éclatait en faisant des étincelles amusait les enfants.
Ca fait poum poum et ça fait rire les enfants, disait-il.
Cette histoire fit, rapidement, le tour de la place et chacun disait qu’il n’y avait que des Anglais pour apprécier du bois vert de châtaignier pour le chauffage.
Il était parti de chez lui, à Artiguelouve, vers cinq heures afin d’arriver à Pau sur la haute plante, endroit du marché au bois, devenue aujourd’hui la place de Verdun, vers les huit heures au lever du jour.
La charrette, chargée de trois ou quatre stères de bois et de quelques fagots au-dessus, était tirée par un attelage de deux vaches, plus rapides que des bœufs, habillées d’une toile grise qu’en béarnais nous appelions « leytères ».
Sur un des montants de la charrette, l’avant gauche, je crois, était plantée une lampe tempête qui servait davantage à signaler l’attelage qu’à éclairer la route. En tous cas, les gendarmes, ennemis jurés de mon grand-père, veillaient au respect de cette règle.
Ils verbalisaient aussi, au retour, quand, après avoir un peu trop abusé de la bouteille dans les nombreuses auberges jalonnant la route, les conducteurs dormaient dans la charrette laissant les vaches, qui connaissaient le chemin, rentrer sans guides à la maison.
En arrivant devant l’octroi, où il fallait acquitter un droit pour rentrer toute marchandise en ville, au pied de la côte du 18ème RI, il voit d’autres attelages arrivés avant lui. Ils sont tous arrêtés et les hommes parlent très fort en faisant de grands gestes.
“Tu ne monteras pas, lui dit-on, la côte est verglacée et les bêtes glissent.”
Résigné, mon grand-père reste à l’arrière attendant une température plus clémente. Tout ce chemin pour rien, ce serait trop bête.
Un jeune bohémien, c’est ainsi qu’on appelait les nomades, quels qu’ils soient, à l’époque, s’approche de lui et lui dit:
“Toi, tu monteras et tu seras seul à vendre du bois là-haut.”
Portant deux doigts à la bouche, il émet un coup de sifflet strident en direction du parc du château où quelques roulottes ont pris leurs quartiers. Aussitôt vingt ou trente gaillards arrivent, se mettent derrière ou aux cotés de la charrette et la poussent jusqu’en haut de la rue devant les autres charretiers médusés restés en bas.
Mon grand-père non plus ne comprend pas ce qui se passe mais il est très heureux de l’aubaine.
Le bois se vend bien mieux sans concurrence!
Arrivés sur la haute-plante, le jeune bohémien, à l’origine de tout ce manège, revient vers lui et lui demande:
“Te souviens-tu de nous? Te souviens-tu d’un vieux de notre campement qui, la semaine dernière, t’a supplié de lui donner un peu de foin pour nos chevaux parce qu’en raison de la neige, ils ne pouvaient plus brouter au bord des chemins et étaient presque morts de faim?”
Dans d’autres fermes, les chiens on aboyé et les gens nous ont chassés méchamment mais toi tu as dit:
“On ne laisse pas souffrir des chevaux.”
Tu as donné du foin et ta femme a donné une assiette de soupe et un verre de vin à notre chef de famille.
“Nous te devions bien ce merci.”