Patron et Juge de paix

Comme beaucoup de chefs d’entreprise, j’ai été confronté dans ma carrière à des épisodes cocasses, mais quelquefois aussi à la limite d’un drame.

Je dois reconnaître que je n’ai jamais été un patron de choc, craint et autoritaire, mais plutôt un patron de dialogue, de consensus, avec une autorité librement consentie. Je suis persuadé que cette attitude m’a permis de surmonter dans certaines circonstances de graves difficultés.

Un jour, dans les années soixante, travaillant dans mon bureau, j’entends de grands cris provenant de l’atelier. J’entrevois une bagarre, je me précipite et je trouve au milieu de l’atelier, se débattant comme ‘un beau diable’ , le chef de fabrication, effectuant des moulinets avec un marteau, son cou enserré par les puissantes mains d’un ouvrier, un colosse d’un mètre quatre-vingt-dix, qui cherche visiblement à l’étrangler. Pendant ce temps, les autres employés, pétrifiés devant ce spectacle, sont blottis comme une compagnie de moineaux au fond de l’atelier, dans l’attente du dénouement.

L’instant est grave. Je crains le pire, car Wladimir, l’agresseur, a une ossature d’haltérophile mais une petite tête d’oiseau. Ses antécédents ne sont pas à son avantage. D’origine polonaise, il a été pendant la guerre dans les commandos américains, avant de passer une dizaine d’années dans un régiment de la Légion. Il est ce que l’on peut appeler une ‘tête brûlée’. Peut-être depuis le jour où largué d’un avion, son parachute s’est mis en torche et qu’il a eu sa vie sauve grâce à la générosité des branches d’un chêne centenaire.

Je n’ai pas le choix, je dois intervenir. Je leur crie d’une voix forte et impérative « Halte ! Lâchez-vous ! » Le miracle vient de se produire, je viens d’obtenir une capitulation réciproque, que  les deux parties opposées souhaitaient.

Je sais que depuis un certain temps le « torchon brûle » entre ces deux antagonistes. C’est sur un ordre du Chef d’atelier que Wladimir, non content d’opposer son refus d’exécution, vient devant tout le personnel de lancer la pires des injures à un pur alsacien « Sale bôche », insulte d’autant plus offensante que nous sommes encore très près de la fin de la guerre.

Je convoque immédiatement le fautif dans mon bureau. Celui-ci, de colosse est redevenu un petit oiseau, se confondant en mille excuses. Pour détendre l’atmosphère, je lui tends une cigarette. J’ai déjà pris ma décision et il l’a deviné. Je ne désire plus faire courir de tels risques à l’entreprise, je lui signifie son licenciement.

Trois semaines plus tard, nous sommes convoqués devant l’Assemblée des Prud’hommes. Wladimir, déférent à mon égard et sans aucune rancune, demande que ce soit moi qui présente sa défense pour qu’il puisse obtenir des indemnités de chômage. C’est avec satisfaction que nous obtenons une réponse positive à cette requête.

Une autre anecdote se présente quelques années plus tard. Un jour de plein été, l’atmosphère est lourde, les esprits sont surchauffés, l’orage au sens propre comme au sens figuré semble imminent…

Tout à coup, j’entends un grand brouhaha en provenance de l’atelier. Je pénètre brusquement dans ce lieu et je trouve un attroupement autour d’un jeune soudeur qui, rouge comme un coq, tient d’une main ferme le col de chemise du contremaître au visage livide, et de l’autre main agrippe rageusement le manche d’une pioche, menaçant de tuer son chef hiérarchique. Heureusement que la pioche est lourde et que l’homme attaqué se débat. Les autres employés réussissent enfin à les séparer.

Le contremaître, qui est aussi le concierge des locaux, vexé et envahi par la peur, en profite pour s’échapper vers son habitation, poursuivi un instant par l’homme à la pioche, puis ce dernier se ravise et revient sur ses pas.

Nous pensons que cet incident est clos, car c’est aussi l’heure de débaucher.

Soudain, le contremaître revient, menaçant, en brandissant un revolver. Le poursuivant devient le poursuivi. L’instant est dramatique. Va-t-il utiliser son arme pour se venger. Mon rôle est d’intervenir immédiatement. Je supplie avec conviction l’homme au revolver. Je sais que celui-ci me porte une franche estime, mais cette raison sera-t-elle suffisante ?

Après un instant d’hésitation, il me tend son arme et se met sous ma protection. Grâce à la confiance et au sang froid, un drame a pu être évité.

J’ai un entretien séparé avec chacun d’eux. Je constate à cette occasion,  que l’arme n’est pas chargée et de l’avis sincère de son possesseur elle a été seulement  utilisée dans le but d’impressionner l’adversaire. Tous les deux regrettent leurs gestes inconscients et me supplient de ne pas les licencier.

Par la suite les  baroudeurs vont se réconcilier et cet évènement ne restera pour nous tous qu’un mauvais souvenir.

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