à mes enfants, petits-enfants, toute la famille et les amis.
ENFANCE EN ESPAGNE
Mon nom de famille officiel est José Maria VIDAL AYATS (castillan)
J’en ai vu de toutes couleurs avec mon prénom : en Catalogne on m’appelait Josep Maria. Durant le franquisme, il était interdit de parler le catalan dans les lieux publics. On m’appelait José. Plus tard, en France, on m’a appelé Joseph et maintenant c’est souvent Jojo.
J’ai vécu deux guerres. Voici les souvenirs qui m’en restent.
En 1936, nous habitions à Mollerussa en Catalogne. Nous étions une famille de cinq personnes à l’époque : mon père Miguel, ma mère Maria, mes deux sœurs, Colette et Thérèse, et moi José Maria. Né en 1930, je suis l’aîné. Plus tard, en 1937, est né un petit frère. En France, en 1942 naîtra Simone, une autre sœur.
Notre père était très engagé en politique, il était militant dans un des partis Républicains-socialistes, je crois.
Cette année-là débuta la guerre civile qui dura de 36 à 39. Je vais faire un résumé rapide des évènements de l’époque.
Au début du siècle et jusqu’en 1923, l’Espagne est une royauté et devient ensuite une dictature (Primo de Rivera). En 1931 les élections sont remportées par les Républicains. Arrivés au pouvoir, les Républicains font de timides réformes qui ne satisfont pas les classes populaires. Si bien qu’aux élections de novembre 1933, la droite l’emporte et engage une politique réactionnaire. En 1934, des grèves insurrectionnelles ont lieu et se terminent dans un bain sang.
Alors apparaît le front populaire (rapprochement des forces de gauche) qui va lutter contre les partis de droite.
En 1936 ont lieu d’autres élections et le front populaire les remporte avec une large majorité.
La même année, après l’assassinat du monarchiste Calvo Sotelo, débute la guerre civile avec un soulèvement militaire : le général Franco vient du Maroc avec plusieurs divisions ; ils arrivent à Burgos.
Franco alors installe son gouvernement, envahit la moitié du pays. Il est soutenu par une partie de l’armée, la légion étrangère, des troupes Marocaines, le clergé, la Phalange. Il reçoit aussi l’appui de l’Allemagne et de l’Italie.
La guerre civile dure 3 ans, opposant le « camp des nationalistes », ou franquistes, à celui des « républicains », camp très hétérogène, qui regroupait socialistes, communistes, anarchistes, libéraux, radicaux, catholiques autonomistes…
La guerre s’achève en mars 1939 par la défaite des républicains et l’établissement de la dictature de Franco, qui conservera le pouvoir absolu jusqu’à sa mort en 1975.
J’écris tout cela pour situer l’époque, si vous voulez plus de précisions, il suffit d’utiliser google et chercher « guerre civile d’Espagne » : on y trouve beaucoup d’informations.
Mon récit commence en 1936 : au début de la guerre civile, j’avais six ans. Je n’allais pas à l’école à cause des événements.
Mon père, de formation mécanicien auto, avait acheté un petit camion et était transporteur.
En 1938, âgé de trente six ans, il fut enrôlé par l’armée républicaine, ma mère resta donc seule avec ses 4 enfants.
L’EXODE VERS LA FRANCE (La retirada)
Franco avançait vers le nord de l’Espagne, alors ma mère a décidé de fuir avec ses enfants vers la frontière française, à pied et en stop jusqu’au pied des Pyrénées. Elle n’avait pas de nouvelles de mon père et ne savait pas que, lui aussi, avec ses compagnons, allait passer la frontière.
Durant cet exode, nous avons rencontré un homme qui fuyait aussi l’armée de Franco. Il partait avec 2 enfants en bas âge et sa mère âgée de 90 ans. Cette pauvre femme s’égarait fréquemment, elle avait beaucoup de mal à nous suivre, alors son fils faisait demi-tour et allait la chercher, puis nous repartions.
Le trajet a été très pénible. C’était au mois de février, il faisait très froid : la neige et la pluie nous ont accompagnés tout le long du chemin. En cours de route, dans la montagne, nous avons été hébergés chez deux femmes qui m’ont parues très âgées. Elles étaient très contentes de nous recevoir ; nous aussi étions ravis car les autres nuits nous avions dormi dans des cabanes ou des masures abandonnées.
Le lendemain matin nous avons repris le chemin, toujours avec notre couverture en bandoulière, qui, lorsqu’elle était mouillée, pesait des tonnes.
Peu après notre départ, je suis tombé et je me suis égratigné le genou. Au cours du trajet, cette petite plaie s’est infectée. Je ne pouvais plus avancer. Nous avons rencontré un berger (ou un carabinier, je ne me souviens plus très bien) qui a accepté de me prendre sur ses épaules en échange de quelques paquets de tabac.
Nous sommes arrivés à la frontière, à Bourg Madame. Le gouvernement Français avait fermé la frontière en janvier mais vu le grand nombre de réfugiés (500 000) elle a été réouverte le 2 février, heureusement pour nous. Nous avons été très chaleureusement accueillis par la population : les gens venaient nous chercher pour nous héberger chez eux pendant 2 à 3 jours. Moi j’ai été reçu dans une famille aisée, c’était le pharmacien du bourg. Mes sœurs étaient dans 2 autres familles, ma mère et mon petit frère dans une autre encore.
LA VIE DANS LES « CAMPS DE CONCENTRATION »
Ensuite on nous a mis dans un train qui nous a emmenés à Saint Raphaël dans le Var. Nous nous sommes retrouvés dans un camp de concentration entouré de barbelés. Nous étions gardés par des soldats sénégalais. Nous n’avons pas été maltraités, mais les conditions de vie étaient horribles. Les soldats étaient armés et leur rôle était de nous empêcher de sortir de ce camp. Voilà pourquoi ces camps furent appelés, à l’époque, camps de concentration. Nous avons vécu dans ces camps pendant de nombreux mois.
Mais il y a eu bien pire. A Argelès, par exemple, où les réfugiés étaient parqués sur la plage dans des conditions terribles : ils faisaient des trous dans le sable pour se protéger du froid, sans aucune hygiène, pas de toilettes, rien. Il est vrai que recevoir un si grand nombre de réfugiés en même temps devait poser beaucoup de problèmes. Certains maires de gauche ont été plus humains et ont séparé les enfants qui ont été beaucoup mieux traités que les adultes.
Nous avons eu un peu plus de chance, nous avons été logés dans des baraques en bois, pas le grand luxe évidemment : couchés sur des paillasses et entassés les uns sur les autres. Mais au moins, pas à la belle étoile comme à Argelès. Il n’y avait aucune hygiène, nous avons attrapé des poux. Ma sœur Thérèse a eu des furoncles sur tout le corps, Colette a attrapé la diphtérie. J’ai un très mauvais souvenir de la nourriture : nous mangions presque tous les jours des lentilles cuites à l’eau avec parfois un lardon caché derrière une lentille.
Parfois, le dimanche, les habitants des environs venaient pour nous voir à travers les barbelés. Certains nous donnaient des bonbons, d’autres nous regardaient comme des bêtes curieuses. En général nous avions la sympathie des gens mais le gouvernement de l’époque qui était pourtant socialiste n’a pas fait beaucoup d’efforts. Nous n’étions pas désirés (on nous appelait « les rouges ») et ça faisait peur.
Nous sommes restés dans cet endroit à peu près deux mois, puis nous avons été transférés dans un autre camp à Draguignan, dans le Var. Toujours dans les mêmes mauvaises conditions. Et c’est dans ce camp que mon petit frère est décédé à cause du manque d’hygiène et d’une mauvaise nourriture. Il avait alors environ 2 ans.
Notre père, lui, avait passé la frontière avec d’autres compagnons à un autre endroit. A ce moment, nous n’avions aucune nouvelle de lui et ne savions même pas s’il était encore en vie.
Par la suite, nous avons appris que pour lui, les conditions étaient encore plus mauvaises : ils étaient parqués dans un champ comme des moutons. C’était au mois de février également, ils dormaient dehors sans abri, ils se tassaient en rond pour avoir moins froid. Le matin, parfois, un des camarades était mort de froid et de faim.
Quelques semaines plus tard, par l’intermédiaire de la Croix-Rouge, nous sommes entrés en contact avec mon père qui nous a rejoint dans le camp de Draguignan. Il a eu l’autorisation de sortir du camp pour travailler la journée dans une ferme. Il était nourri mais ne touchait pas de salaire et devait rentrer au camp le soir. J’étais jeune, je ne me souviens plus exactement des dates mais notre vie dans ce camp a dû durer pratiquement un an. Il faut avoir vécu cela pour le croire.
Mon récit n’est pas exagéré ; il est même en dessous de la vérité : il y a pas mal de petites misères que l’on oublie avec le temps, mais d’autres qu’on ne peut pas oublier.
ARRIVEE AU HAVRE
Vers le début de l’année 1940, on a demandé à mon père quel était son métier. Il était mécanicien, alors on lui a proposé un emploi au Havre dans une usine électromécanique. Le cas de mon père était assez rare, car la grande majorité des réfugiés espagnols ont été employés dans l’agriculture. Beaucoup sont restés dans le sud de la France.
Nous sommes partis en train pour le Havre. Nous avons trouvé, très difficilement, un logement minuscule. La propriétaire était très gentille. Pour accéder à l’appartement, nous devions traverser un atelier de mécanique. Un jour que je le traversais seul, par curiosité, j’ai voulu me servir d’une poinçonneuse. Je me suis fais un trou dans la main et c’est comme ça que j’ai fait connaissance avec la mécanique ! C’est devenu plus tard mon métier.
Au Havre, nous avons commencé à subir les bombardements des Allemands. Mon père n’a pas travaillé longtemps dans cette usine d’électromécanique car les allemands ont envahi la France et nous avons fui.
Nous avons recommencé un second exode, vers la Bretagne cette fois-ci. Mon père avait une idée : aller à Brest pour prendre un bateau et partir vers l’Amérique du Sud.
Quand nous sommes partis du Havre nous avons traversé la zone portuaire. Là, nous avons vu les raffineries en flammes, des flammes de 30 ou 40 m de haut, c’était très impressionnant. Arrivés sur le port, un pêcheur nous a emmenés dans sa barque vers Honfleur. Tout cela sous les bombardements. Des avions allemands venaient mitrailler le port. A chaque rafale de mitrailleuse, cela résonnait comme si c’était dans le bateau.
De Honfleur, nous sommes partis à pied, nous sommes allés jusqu’à Rennes, puis, nous avons pris un train en direction de Brest. Ce train roulait très lentement, nous n’avons jamais su pourquoi. Nous pouvions le suivre en marchant. Pendant le trajet, les Allemands nous ont rattrapés à Sainte Colombe.
Nous avons été hébergés dans une école désaffectée où nous sommes restés 3 à 4 semaines, puis nous sommes retournés au Havre en train.
L’usine où travaillait mon père était fermée à cause de la guerre, mais il fallait bien manger. Mon père acheta une carriole à bras pour vendre des fruits à la sauvette. Comme il n’avait pas de patente, il n’avait pas le droit de s’arrêter pour vendre ses fruits, il devait toujours circuler, alors je me souviens que ma mère, mes sœurs et moi faisions le guet, et dès que la police arrivait, nous circulions. (Nos meilleurs clients étaient les soldats Allemands, mon père leur vendait les fruits à la sortie des cinémas 3 fois le prix coûtant, ça marchait bien.)
L’inconvénient, c’était les bombardements répétés : chaque soir vers 19 heures, nous partions aux abris dans des tunnels qui étaient situés dans la colline d’en face. Ce n’était pas une vie !
VIE A PONT-SAINT-PIERRE PENDANT LA GUERRE
Un jour un père a vu une annonce dans un journal où on demandait un bûcheron à Foulbec, près de Pont-Audemer. Il n’avait jamais fait ce boulot mais il a été embauché quand même. Quelque temps après, à la fin du chantier, toujours grâce à une annonce dans un journal il a trouvé un autre patron à Pont St Pierre, nous y sommes allés et y sommes restés. C’était en 1941.
Le patron nous a trouvé un logement, dans l’annexe d’un café. A l’extérieur, au-dessus de la porte il y avait une enseigne «Chez Léon on reçoit avec provisions». Parfois quelqu’un se trompait, entrait chez nous sans frapper, s’asseyait et commandait une consommation. Sans trop comprendre le Français cela nous faisait rire.
C’est à l’âge de 11 ans que je suis allé pour la première fois de ma vie à l’école, mais je ne parlais pas le français. L’instituteur m’a mis avec les enfants de mon âge, mais je ne pouvais pas travailler. J’écoutais pour apprendre la langue, cela a duré quelques mois.
Une anecdote : un jour en fin de matinée, alors que les autres travaillaient, je m’ennuyais certainement un peu, alors je ne sais pas pourquoi je me suis mis à siffloter. Le garçon qui était à côté de moi n’avait rien entendu mais le maître, lui, a entendu. Il a demandé : «qui a sifflé ?» J’avais peur, je n’ai rien dit, alors il a puni toute la classe. 50 lignes pour tout le monde. Le maître faisait les cent pas dans l’allée, il est venu vers moi et m’a dit : «toi, tu peux partir». J’ai fait semblant de ne pas comprendre, il a insisté : «tu peux partir». Alors, j’ai fait vite et je suis parti. Il est vrai que les lignes, je ne pouvais pas les faire, mais j’aurais pu rester avec les copains. Ils ne savent toujours pas qui a sifflé…
Ma scolarisation n’a duré que 3 ans en tout.
Notre intégration à Pont Saint Pierre s’est très bien passée. Nous étions les seuls Espagnols à Pont Saint Pierre, mes parents ont été tout de suite très bien considérés. Les habitants ont été très gentils avec nous, ils nous ont tout de suite « francisés ». Ils m’ont appelé Joseph au lieu de José Maria.
Mon père était devenu un très bon bûcheron. Il faisait de 4 à 5 stères de bois par jour. Il m’arrivait souvent, le jeudi, le samedi et même le dimanche d’aller l’aider. Quand il coupait du taillis, il pouvait le faire seul, mais quand c’était des grumes, il fallait être deux. A l’époque, il n’y avait pas de tronçonneuses, on utilisait un passant de plus de deux mètres de long. Ma mère et moi nous mettions du même coté et mon père de l’autre côté. Mais pour un gamin de 11 ans c’était pénible…
Une règle dans le métier de bûcheron : tous les 100 stères, quatre stères revenaient au bûcheron, plus les chutes qui mesuraient moins de 66 cm. Avec ce bois, nous faisions du charbon. Ce n’était pas facile, charbonnier, c’est un métier. Nous n’avions pas de cuve en tôle, alors nous faisions le charbon comme au Moyen Age, avec des meules en terre. Mon père devait se lever la nuit pour aller surveiller le bois : il ne devait pas se transformer pas en cendres. Le charbon de bois nous servait à faire du troc. Cela a beaucoup amélioré notre situation : nous échangions ce charbon contre de la nourriture, des vêtements, des chaussures et du blé. Nous moulions ce blé avec les moyens du bord : un moulin à café. C’était long et fastidieux mais cela permettait à ma mère de faire du pain. Peu après, nous avons trouvé une autre solution : nous échangions un kilo de blé contre un kilo de pain chez le boulanger, notre voisin.
L’année 41 a été la pire époque pour se nourrir. Il y avait des cartes d’alimentation, nous ne manquions pas d’argent mais on ne trouvait rien dans les boutiques. Il n’y avait même plus de pommes de terre (qui normalement sont la base de la nourriture). Nous trouvions des navets ou des rutabagas que nous mangions cuits à l’eau sans beurre : on ne se régalait pas. Avec la faim au ventre, nous les mangions quand même.
La même année, mon père a acheté un vélo tout rouillé qu’il a réparé. Le problème, c’était qu’il n’y avait pas de pneus. Alors, on récupérait des vieux pneus de camion et on les coupait en lanières, avec ça on les transformait pour la bicyclette.
C’était très dangereux, quand ça sautait de la jante, c’était la chute assurée !
Moi, je pouvais monter dessus mais mes sœurs, elles, avaient les jambes trop courtes pour le cadre. Alors elles passaient leurs jambes à travers le cadre et pédalaient quand même…
Pour trouver de la nourriture, nos parents nous envoyaient sur le plateau, dans les fermes, pour aller chercher du beurre, des œufs, et du lait. Mais nous revenions souvent sans rien. Quelquefois à la sortie de la ferme nous criions à la fermière : «Vos poules ont le trou du cul fermé ou quoi ?! » Nous étions trois ou quatre pour faire cette tournée.
Nous avons souffert de la faim : le pain était rationné, 200g par personne et par jour, presque pas de viande. De temps en temps, la femme du patron qui tenait une charcuterie nous en vendait un peu. Mais hélas, pas souvent.
Un jour alors qu’un copain et moi étions sur le stade, le fils du boulanger nous a rejoint. Il avait un casse-croûte d’environ un demi pain, qu’il mangeait devant nous. Alors nous lui avons dit de partager ou nous lui « ferions sa fête. » Il a coupé son gros casse-croûte en trois. Ce jour-là, nous avons pu collationner. A mon avis, ce n’était pas très intelligent de la part des parents de laisser leur gosse venir narguer les autres gamins qui avaient faim.
A l’école je m’étais fait un très bon copain. Nous étions presque toujours ensemble. J’ai trois sœurs, alors je le considérais un peu comme un frère, il s’appelait Franco. Son père était italien. Cela surprenait un peu, moi, un fils de républicain, j’avais un copain qui s’appelait Franco ! J’avais aussi un autre copain (il est décédé maintenant) qui s’appelait François.
En 1942, ma sœur Simone est née.
Pendant la guerre, Pont Saint Pierre n’a été bombardé qu’une seule fois. C’était un dimanche matin, un vol de forteresses (très gros avions) qui venait de bombarder l’Allemagne et repartait vers l’Angleterre. Ces avions étaient toujours accompagnés par des avions de chasse. L’un d’eux a fait demi tour et a lâché trois bombes sur la gare où il y avait un train de la milice de Pétain. Une de ces bombes est tombée sur la bascule, une autre a traversé un wagon sans exploser et la troisième sur le talus. Avec un voisin qui avait un an de plus que moi, nous sommes allés voir les dégâts. Il n’y avait personne sur place, tous les miliciens étaient descendus en ville. Nous sommes montés dans un wagon et nous avons barboté quelques paquets de pâtes et quelques bricoles. On ne s’est pas privé : c’était des collabos ! Par contre, si ces miliciens nous étaient tombés dessus, ils nous auraient certainement mis une bonne trempe !
LA LIBERATION DE LA FRANCE ET LA MORT DE MON PERE
En 1944, une semaine avant la libération, il y avait encore pas mal de bombardements dans le coin, surtout vers Le Manoir sur Seine, à 4/5 km de chez nous. Nous étions sous le trajet aérien « Londres- Berlin ». Il passait tellement d’avions que parfois cela faisait comme un nuage qui cachait le soleil. En août 44, l’armée allemande se retirait et traversait le village. C’était un défilé de soldats et de matériel qui repartait vers l’Allemagne. Les villageois, curieux, étaient amassés sur le trottoir pour les regarder partir.
Par peur des bombardements, comme plusieurs familles, nous allions chaque soir coucher dans un abri, dans la colline (à l’endroit où se trouve actuellement le restaurant «La Bonne Marmite»).
C’était au mois d’août, il faisait chaud, tout était calme ce soir-là. Nous étions restés dehors avec quatre autres personnes.
Mon père et moi étions assis à l’intérieur du porche, les autres étaient devant, au bord de la route. Deux allemands sont passés à pied, certainement les derniers, puisque toute la journée nous les avions vu passer en colonne.
Un des hommes qui étaient sur le trottoir a allumé une cigarette. Cela a dû rendre furieux ces deux SS, qui ont gueulé et ont sorti leurs armes. Nos compagnons, qui étaient au bord du porche, ont vu le coup venir et ont vite couru se mettre à l’abri à l’intérieur de la cour. Mais mon père et moi n’avions pas vu la scène, et lorsque l’allemand a tiré à bout portant, nous avons été surpris. Mon père a été touché par la balle qui lui a traversé un rein puis est allée se loger dans le dos d’un des hommes qui était près de lui. Moi, j’étais juste à coté de mon père. Par chance, je n’ai rien eu, ils n’ont tiré qu’une seule balle…
Les allemands SS se sont enfuis rapidement.
Un autre allemand, pas très jeune, qui était à l’intérieur de l’abri est sorti avec son revolver à la main. Si les SS étaient restés, je ne sais pas ce qu’il aurait fait…
Des gens qui étaient là ont trouvé une camionnette, ils ont pris les blessés et les ont transportés à Radepont parce que, la veille, il y avait encore un hôpital militaire allemand. Mais c’était la débâcle et tout le monde était parti, alors ils ont ramené les deux blessés qui sont restés allongés dans la camionnette en attente de soins. Il était environ 23 heures, je suis parti seul, à pied, pour chercher un docteur. Aucun adulte n’a daigné m’accompagner. Je suis allé d’abord à Pont-Saint-Pierre puis à Romilly. J’ai frappé mais personne ne m’a répondu alors je suis revenu.
Les gens avaient peur et ne voulaient pas ouvrir.
Le lendemain matin, je suis retourné à Romilly voir le docteur, et cette fois-ci, il est venu soigner les deux blessés. Il a fait un pansement, c’est tout ce qu’il pouvait faire.
A mon retour à Pont St Pierre, je suis passé par «Les Hautes Rives» pour éviter de rencontrer les colonnes allemandes qui fuyaient. Mais une compagnie de chars allemands est passée par là. Certains chars zigzaguaient volontairement, venant vers moi. Ils voulaient très certainement me faire peur, et ils ont réussi…
Quant aux deux blessés, ils n’ont pu être transportés à l’Hôtel-Dieu de Rouen que l’après-midi. Il aurait fallu les y emmener plus tôt, mais personne ne voulait aller à Rouen, il y avait les bombardements et tout le monde avait la trouille.
Deux jours après, ma mère et moi avons voulu aller voir mon père à l’hôpital. Il n’y avait aucun moyen de transport, alors nous sommes partis à pied. Arrivés à la Neuville-Chant-d’Oisel, nous avons eu peur des bombardements et avons fait demi-tour.
Une semaine après, Pont-Saint-Pierre a été libéré. A ce moment-là les transports avaient repris, alors j’ai pu prendre le car pour aller à Rouen, et enfin rendre visite à mon père. Je l’ai vu, il était très mal, il n’avait reçu aucun soin. Il m’a demandé le pistolet pour uriner, et j’ai vu le pistolet rempli de sang. L’hôpital était plus que surchargé : manque de chirurgiens, de docteurs et d’infirmières. Faute de soins, il a agonisé pendant 11 jours.
Il est décédé deux jours après ma visite. Quelques jours après la libération…
Ca a été la pire époque de ma vie.
LA VIE APRES LA GUERRE
Ma mère est restée seule avec 4 enfants sans aucune pension. Il lui a fallu beaucoup de courage pour s’en sortir.
La municipalité lui avait donné un peu d’argent pour la dépanner.
Je me souviens qu’à cette époque, il y avait beaucoup de tomates dans le jardin. C’est mon père qui les avait cultivées. Une compagnie de chars anglais stationnait à Amfreville-Les-Champs. Les anglais raffolaient des tomates fraîches. Quand j’arrivais avec mes deux sacs pleins de tomates, c’était à celui qui allait m’accaparer. En échange ils me donnaient à manger. Je pouvais enfin manger à ma faim. Je mangeais même deux fois car lorsque je sortais de la tente, il me restait des tomates et je les échangeais contre un deuxième repas. Je me rattrapais des privations des années précédentes !
Les cartes d’alimentation n’ont pas disparu tout de suite après la libération. On a dû les utiliser encore pendant près de deux ans.
Il y avait à Alizay un camp de militaires alliés (2 ou 3000 hommes). Une partie d’entre eux étaient portoricains. C’est ainsi que je me suis retrouvé à servir d’interprète à l’un d’entre eux qui avait fait la connaissance d’une jeune française. Il m’a fait entrer dans le camp (c’était normalement interdit à la population locale) et j’ai été reçu comme un roi.
Les Portoricains m’ont nourri et je suis reparti avec un énorme sac plein de victuailles et même une guitare. Pour l’anecdote, je n’étais pas très doué pour la musique alors, quelque temps plus tard, comme je ne savais pas quoi faire de cette guitare et que je manquais de matières premières, je l’ai transformée en boîte à outils : c’était plus dans mes cordes !
Ma mère qui n’avait jamais travaillé en usine s’est fait embaucher dans l’usine Turquais, car il fallait nourrir les gamins. C’est alors que ma sœur Simone, âgée de 2 ans, a été accueillie par une famille de réfugiés espagnols comme nous. Ils l’ont gardée pendant environ 2 ans, ce qui a rendu de gros services à ma mère. Nous sommes restés très proches d’eux et encore maintenant ce sont de très bons amis.
Je me souviens d’une anecdote que j’ai vécue avec eux. Ils étaient venus nous rendre visite un après-midi du mois d’août. Il faisait très chaud, nous habitions à l’étage, l’un de nous est allé chercher de l’eau à la pompe de la cour commune. Tout le monde a trouvé cette eau bonne. Environ une heure plus tard, ma mère s’est souvenue qu’il y avait à quatre cents mètres de chez nous une source (qui est devenue depuis la source Pierval), alors elle m’a dit : « Tiens ! Tu devrais aller chercher un broc à la source. » L’idée m’est venue de leur faire une farce : j’ai rempli mon broc à la pompe de la cour et j’ai attendu dix minutes, puis je suis remonté. Tout le monde s’est servi un verre, ils étaient tous d’accord pour la trouver bien meilleure. Pourtant c’était la même ! Comme quoi, c’est la foi qui sauve !
Lorsque j’ai eu 14 ans, l’instituteur m’a demandé ce que je voulais faire. J’aurais aimé être mécanicien auto, comme mon père, mais il n’y avait pas de place, alors j’ai été pris dans une usine de Pont-Saint-Pierre comme apprenti. Je suis resté dans cette usine six ans et j’ai appris mon métier : ajusteur-outilleur.
A l’époque l’apprentissage se faisait « sur le tas », en regardant les compagnons travailler. Le soir, après le boulot, j’allais bosser dans le jardin du directeur d’une usine voisine. En échange, il me donnait le repas du soir. Ce monsieur était veuf, il vivait avec la mère de mon copain François, c’est pour cela qu’il m’avait pris en amitié.
Depuis que nous étions partis d’Espagne, nous n’avions pas eu de nouvelles de mon oncle Juan, le plus jeune frère de ma mère. C’est en 1946 que nous l’avons retrouvé par l’intermédiaire de ma famille restée en Catalogne. Il nous a donc rejoint à Pont-St-Pierre et dans le village tout le monde s’est mis à l’appeler « tonton ».
Il avait fait à peu près le même parcours que nous mais à des endroits différents. Il est resté avec nous et il a vécu à Pont St Pierre jusqu’au décès de ma mère.
Ensuite il est parti habiter en Ariège pour se rapprocher de son frère Agusti qui vivait en Espagne, et pour trouver un peu plus de soleil. Il est décédé en 2001.
MES PREMIERES VACANCES
J’avais 17 ans, je travaillais depuis 3 ans avec un salaire d’apprenti (c’est-à-dire pas grand-chose). Ma mère m’avait quand même acheté un vélo.
Avec deux de mes copains, Daniel et François, nous avions projeté de partir en vacances avec nos bicyclettes, jusqu’à Morlaix, en Bretagne.
A l’époque, la durée des vacances n’était que de deux semaines. C’était peu pour aller si loin. En plus, nous avions peu de moyens financiers. Nous avions commandé une tente de camping sans double toit directement à une usine de Paris car le prix était intéressant. Le jour des vacances est arrivé et la tente n’était pas livrée, alors on est allé la chercher à Paris. Ce n’était pas tout à fait la direction de la Bretagne, mais il nous fallait cette tente.
En arrivant à Paris, il fallait bien se loger quelque part : le père de François qui habitait à Courbevoie nous a hébergés.
Les journées étaient longues et les tentations faciles. Nous avons perdu 3 jours et une bonne partie de nos économies. C’est alors que nous sommes partis vers la Bretagne, sans passer par Pont-Saint-Pierre. Nous faisions 120 à 130 km par jour sur une route pas facile. Nous avons traversé ce qu’on appelle la « Suisse Normande », ça monte et ça descend tout le temps.
A l’époque, il y avait très peu de campings. De toute façon avec nos maigres ressources nous ne pouvions faire que du camping sauvage.
Notre barda se limitait à peu de choses : une gamelle qui servait à tout, pour le café soluble du matin, les pâtes le midi et les pommes de terre le soir, une cuillère, une fourchette et un couteau. De nous trois celui qui pédalait le mieux c’était Daniel. Moi, en forçant un peu j’arrivais à le suivre, mais François avait du mal. On l’entendait dire « j’en ai marre, j’ai faim, j’ai soif !». On l’attendait et puis on repartait.
Quelquefois, alors que nous roulions depuis quelques heures, nous rencontrions un groupe de jeunes gens de notre âge. Alors Daniel disait : « Allez les gars on va les doubler ! Cela va leur couper les pattes ! » Mais en fin de compte, c’est nous qui avions les jambes coupées, eux n’avaient certainement pas fait le même nombre de kilomètres que nous.
Un jour que nous passions près d’un lavoir, j’ai voulu laver une de mes chemises. Il y avait là quelques dames qui faisaient leur lessive et quand elles ont vu comment je m’y prenais l’une d’elles m’a dit : « Donne-moi ça mon gars, je vais le faire. » Les autres ont bien ri. Moi, j’ai remercié cette brave femme puis je suis parti.
Le lendemain, nous campions dans un pré. Comme nous n’avions pas de garde-manger, toutes nos provisions étaient sur l’herbe. Un chien est venu nous voir. Il était très beau, nous l’avons beaucoup caressé. Peu après, il est parti avec notre demi-livre de beurre. Ce jour-là, nous avons mangé des pâtes à l’eau.
Nous ne sommes pas allés à Morlaix car nous avions perdu trop de temps à Paris. Nous nous sommes arrêtés à Saint Malo puis au Mont Saint Michel. Ensuite nous avons pris le chemin du retour, par la même route, mais cette fois sans passer par Paris.
La dernière journée nous avons fait 200 km. Il était temps de rentrer, il ne nous restait que quelques francs en poche, et le lendemain nous n’aurions pas pu manger. Et le lundi suivant, c’était la reprise du boulot…
Cela faisait 6 ans que je travaillais dans cette usine. A l’époque, il y avait beaucoup de travail un peu partout. Mon copain François et moi avons eu envie de changer d’usine et de partir à Paris, à l’aventure.
Nous sommes partis un lundi matin et l’après-midi j’avais déjà trouvé du travail. Le lendemain, je bossais. Mon copain, lui, a eu un peu plus de mal à trouver, il avait 19 ans et n’avait pas fait son service militaire.
Je me souviens du jour de mon embauche : j’étais dans le bureau du directeur. Celui-ci a téléphoné à son chef d’atelier qui lui a demandé quels étaient mes diplômes. Le directeur lui a répondu que je n’en avais aucun, mais 6 ans d’expérience, ça vaut un diplôme.
De nos jours nous ne verrions plus ça. C’était en 1950 et en ce temps-là un compagnon pouvait devenir directeur d’usine grâce à son expérience et son ancienneté (les cas étaient nombreux).
La période parisienne a été bénéfique pour ma formation mais pas pour mes finances : il y avait trop de tentations, si bien qu’au bout d’un an – après avoir « mangé la ferme » – je suis rentré à Pont Saint Pierre. Cela a fait un grand plaisir à ma mère qui m’avait trouvé du travail à 300 m de la maison.
J’ai travaillé dans d’autres usines ; cela m’a permis de me perfectionner. J’ai gravi les échelons du métier d’ajusteur-outilleur : P1, P2, P3 et les 14 dernières années comme chef d’équipe. C’est ce qui était marqué sur mon bulletin de salaire, moi je me considérais plutôt comme un moniteur.
Dans la dernière usine où j’ai travaillé, j’avais 5 gars avec moi. Parmi eux, il y en avait un qui était très bon ouvrier mais un peu farfelu. Un jour qu’il travaillait sur un tour, il y avait quelque chose qui n’allait pas et il me dit : « Si tu n’es pas content, tu n’as qu’à prendre les manivelles ! » J’ai profité qu’il était allé aux toilettes, j’ai démonté les manivelles. Quand il est revenu, je lui ai dit : «Tu vois, je les ai prises les manivelles. » Il est resté tout penaud. Un autre jour, bien plus tard, il m’a redit la même chose, alors je lui ai répondu : « Pousse-toi de là » et j’ai fini la pièce. J’étais capable de tous les remplacer, c’est pour ça qu’ils me respectaient.
Côté métier, j’avais acquis un bon niveau, surtout en pratique. J’avais ce qu’on appelle « une bonne main ». Je crois que si j’avais eu un peu plus d’instruction j’aurais pu faire bien mieux mais finalement, avec mes moyens, je ne m’en suis pas mal sorti.
Quant à ma vie familiale, Bernadette et moi avons eu beaucoup de chance nous avons une famille remarquable : 4 enfants, 8 petits enfants, 2 belles-filles et 2 gendres, tous formidables : il n’y a jamais de nuages dans cette famille, il y fait toujours beau.
Au début de notre mariage, Bernadette travaillait en usine mais elle s’est ensuite arrêtée pour élever nos enfants. C’est surtout elle qui s’occupait de l’éducation des enfants – ce qu’elle a très bien fait.
Moi, je ne les ai jamais battus. A une exception près : j’ai un jour mis une claque à José, le deuxième des garçons. Alors que nous campions au bord de la mer, Sylvie, la plus jeune des filles, était partie avec une copine vers la mer. Ne les voyant pas revenir, j’ai envoyé José chercher les petites. J’ai trouvé qu’il était parti trop longtemps, j’étais très inquiet. Quand ils sont revenus j’ai mis une gifle à José. Il n’y était pour rien le pauvre, les petites étaient parties loin. Je crois qu’il m’en veut encore… J’ai regretté longtemps, mais maintenant, avec le recul, je me dis qu’à d’autres occasions, il l’avait méritée cette gifle ! Je ne lui en avais jamais donné, aux autres non plus d’ailleurs. Par contre, Bernadette, elle, avait la main plus leste. Ca partait vite : ce n’était que des petites fessées mais ça marchait droit avec elle !
Dans les années 70, le village normand où nous habitions a mis en place un jumelage avec une ville allemande. Ma femme et moi avons fait partie des premiers à faire des échanges avec les Allemands. Dans notre famille, nous ne cultivons pas la haine. Cela n’a aucun sens…
A cause de la dictature de Franco, je ne suis retourné en Espagne qu’en 1980. J’avais alors 50 ans. J’ai remarqué quelque chose. En France on disait « voilà l’espagnol de Pont Saint Pierre » et en Espagne on disait « tiens voilà le français ». Bizarre, non ?
Je vais arrêter là mon récit car ensuite ma vie est devenue normale : il est vrai que les gens heureux n’ont pas d’histoire.
Ce récit n’est pas méchant je n’en veux à personne sauf à Hitler, à Franco et aux deux SS qui ont tué mon père.