Ce 17 juin, comme tous les jours précédents de ce mois, l’aube était née dans un ciel d’azur, augurant d’un temps estival. J’avais 30 ans, bien sonnés, et j’étais caporal chef rattaché à la Cie de Commandement du 344ème R.I (régiment charentais formé au centre mobilisateur de SAINTES) au titre de dessinateur au PC du colonel. Il me paraît nécessaire de rappeler que mon régiment, dès le 9 septembre 1939, avait été envoyé en zone de combat en Afrique du Nord pour le maintien de l’ordre en cas de troubles éventuels, comme ceux survenus pendant la guerre de 1914-1918 dans la région de SETIF.
Fin mai 1940, la situation s’étant dégradée sur le front français, le 344ème R.I, qui se trouvait à SFAX en TUNISIE, a embarqué à BIZERTE le 1er juin 1940 pour regagner la Métropole à MARSEILLE. Nous avons rejoint la zone de combat après un périple en bus parisiens à travers le département de la SEINE et MARNE et nous avons finalement pris position sur une boucle de la Seine à SAMOIS sur SEINE où, le 15 juin au soir, a eu lieu un premier accrochage avec l’avant-garde allemande, alors que PARIS déclarée « ville ouverte » était déjà occupée depuis la veille par l’ennemi.
L’ordre de décrocher ayant été donné, le régiment est parti pédibus dans la nuit, en file indienne sur les deux accotements de la route menant à FONTAINEBLEAU, laissant libre la chaussée pour la circulation de camions ou d’engins blindés ; à l’entrée de cette ville nous avons essuyé un tir de barrage de l’artillerie allemande. Après quelques heures d’attente à l’extérieur de cette cité, embarquement à nouveau sur les vieux bus parisiens, à plate-forme d’accès à l’arrière, et direction vers le sud, non sans être une fois de plus copieusement bombardés par les avions allemands à LORRIS (Loiret). D’où obligation de battre en retraite à pied, et c’est ainsi que le 17 juin à l’aube, la Cie de Cdt, à laquelle j’étais affecté, s’est retrouvée sur la rive droite de la Loire à SULLY sur LOIRE à proximité de l’entrée d’un vieux pont de pierre long de 300 mètres environ et dont les arches, démolies par les récents bombardements, interdisaient toute circulation. Cet ouvrage débouchait sur la rive opposée sur un quai de pierre derrière lequel se dressait majestueusement la façade renaissance du château de Sully sur Loire avec ses tours couronnées de mâchicoulis sous leurs toitures coniques. A ce moment, mes pensées se tournèrent vers ma famille à PAU, la ville dont j’étais originaire, et qui donna naissance au « Nouste Henric » le bon roi Henri IV qui avait comme ministre le prestigieux Sully.
La foule de l’exode ne cessait d’affluer vers l’entrée du pont sans pouvoir avancer. Sur la rive opposée et amarrées au quai longitudinal, deux barques s’offraient à notre vue. Le capitaine de notre Cie, les jumelles aux yeux, ne cessait de les contempler et soudain s’écria : « Ah si nous pouvions avoir un de ces bateaux ! Nous avons les boches au cul ! Nous allons être faits comme des rats ! ». Ses paroles ont été pour moi un coup de fouet, j’ai pensé à mon frère aîné qui, mobilisé à 18 ans lors de la grande guerre, avait été fait prisonnier et captif pendant deux ans à MERSEBURG en Allemagne et en avait gardé un très mauvais souvenir. Je me suis donc porté volontaire pour essayer de décrocher un de ces deux canots. Alors je me suis dévêtu, ne conservant qu’un slip et un maillot de corps, me suis jeté dans le fleuve et j’ai nagé en trudgeon crawlé, en me laissant dériver par le courant jusqu’à la berge d’en face, effectuant ainsi un bon 400 mètres. Sur la route longitudinale menant vers la sortie du pont, encombrée de nombreuses voitures abandonnées et dont l’une avec le coffre ouvert où j’ai pu dénicher une salopette que j’ai revêtue pour me protéger de la fraîcheur matinale. J’ai couru vers l’embarcadère sous la huée des gens qui m’accusaient d’appartenir à la 5ème colonne et auxquels je répondais, en exagérant mon accent du midi, que j’étais militaire et en mission. J’ai réussi à décrocher une embarcation et me suis laissé entraîner par le courant. N’étant pas marinier, j’ai utilisé l’un des deux avirons comme une pagaie que je maniais tant bien que mal pour diriger la vaste barque à fond plat vers la berge rive droite ; manœuvre d’autant plus difficile qu’il me fallut franchir un obstacle que je n’attendais pas, situé à l’aval : le pont du chemin de fer à structure métallique qui gisait dans le lit du fleuve, masse de ferrailles fracassées et de câbles électriques enchevêtrés, que je réussis à passer sans dommage. C’est avec un sentiment de soulagement que mon capitaine et mes camarades m’aidèrent à aborder la rive. C’est ainsi que ma Cie put franchir la Loire et échapper à l’ennemi, le capitaine m’invitant à être de la première traversée. Dans ma candeur naïve, et privé de tous renseignements sur les évènements en cours, je pensais que comme en 1914 derrière la Marne, la résistance était prévue derrière la Loire !
En conclusion de ce qui précède et démobilisé le 17 juillet 1940, j’ai reçu à mon domicile de PAU une missive datée du 25 juillet 1940, m’informant qu’une citation au régiment de mon colonel avait été élevée à l’ordre du corps d’armée et signée par le général de la 7ème armée 87ème division et me décernait la Croix de guerre 1940 étoile de vermeil.