L’inflation qui tue

Durant ma jeunesse, j’ai été marqué par l’histoire d’un couple merveilleux qui a connu un destin tragique.

Marcel et Félicie, se connurent à Paris aux environs de 1920. Ils venaient tous deux de la France profonde, lui du pays Normand, elle d’un petit coin du Béarn.

Ils sont jeunes, vaillants, décidés à réussir leur vie professionnelle. Ils débutent très modestement, en travaillant dans l’hôtellerie, comme valet et femme de chambre.

Isolés de leur pays natal, ils font connaissance dans ce milieu. Une timide amitié les réunit, transformé bientôt en un profond amour. Ils décident de se marier.

Pendant de nombreux mois,  ils vont poursuivre leur métier, travaillant de nombreuses heures par jour, avant de se retrouver tard dans la soirée, dans leur petite chambre sous les toits de Paris.

Après plusieurs années difficiles, grâce à leurs efforts et à leurs privations, ils constatent qu’ils ont gagné un petit pécule.

Avec ce capital, Marcel et Félicie peuvent enfin réaliser leur souhait, acheter un petit commerce à Paris.

Employant tout leur dynamisme et sans compter leurs efforts quotidiens, le petit commerce devient une belle affaire.

Voilà plus de dix ans qu’ils sont à Paris, malgré la réussite, la vie est dure et triste dans Paris pour des gens qui sont nés à la campagne.

Félicie éprouve la nostalgie de son pays et de ses racines. Peut-être aussi un peu de tristesse du fait qu’ils savent maintenant qu’ils ne pourront jamais avoir d’enfant…

 Ils prennent la décision de vendre l’affaire pour venir s’installer dans le Béarn, cette opération est très facile avec le capital gagné par leur travail à Paris. Félicie peut se rapprocher ainsi de ses parents, Marcel accepte bien volontiers, n’ayant plus d’attache avec sa Normandie natale.

 Nous  sommes en 1931, le couple achète un fond de commerce d’alimentation, qui se situe précisément dans l’immeuble où habite ma mère. J’ai entre deux et trois ans. Je deviens le chouchou de ces amis admirables, qui n’ont pas d’enfant. Je suis le petit garçon gâté, le petit chéri de Marcel et de Félicie. Que de moments agréables, je vais passer pendant ma tendre enfance en leur compagnie. Que de délicates attentions je leur dois.

 Ils se démènent pour leur nouveau commerce qui devient une affaire florissante, à laquelle ils ajoutent l’activité de bar et de restaurant. Ils sont très appréciés dans le quartier par leur sérieux et leur vaillance.

 Cependant les nombreux efforts cumulés, leur procurent une grande fatigue et Marcel, à la suite d’un effort violent, a une hernie qui le bloque totalement. Une opération chirurgicale est devenue nécessaire ainsi que quelques mois de repos.

Nous sommes à la fin de l’année 1938. C’est avec beaucoup de regrets qu’ils se résignent à vendre leur commerce. En espérant racheter une nouvelle affaire avec leur confortable capital dans un ou deux ans, dès que leur santé sera redevenue satisfaisante.

 Entre-temps ils s’installent très simplement, dans une chambre aimablement prêtée par le frère de Félicie dans son village natal. Marcel et Félicie vivent ainsi en famille en apportant leur aide aux travaux de la ferme.

Mais déjà nous sommes en 1939, c’est la guerre, les jeunes  hommes de la famille partent dans l’armée et les bras de Marcel et Félicie sont devenus indispensables pour la bonne marche de la ferme.

Les années de guerre se succèdent, l’inflation est galopante. En 1945, c’est la fin du conflit, mes amis souhaitent reprendre leur autonomie en se portant acquéreur d’un nouveau commerce.

Malheureusement le couple s’aperçoit avec beaucoup de déception que l’inflation les a ruinés, leur beau capital de 1938 a fondu, il ne représente plus que le cinquième de sa valeur d’avant guerre.

Marcel et Félicie n’ont plus de solution. Les économies gagnées pendant vingt cinq ans de travail acharné sont anéantis.

Plus de projet, plus d’espoir, plus de chez-soi, pas d’enfant…

Ils  sont condamnés à passer leur vieillesse chichement, esclaves chez les autres…

Cela est  trop injuste, cela est trop dur à supporter. Ils vont essayer de vivre ainsi quelques années dans le désespoir. Mais un jour plus triste encore, Marcel va craquer, il met fin à ses jours.

Quelques jours plus tard, au bout du rouleau, Félicie ne pouvant vivre sans lui, se donne également la mort en se jetant du grenier de la ferme.

 Leur belle histoire d’amour s’achève, vaincue par l’injustice de la vie.

C’est l’inflation de la guerre qui les a tués !

 Couple merveilleux, incomparable, exemplaire, je ne pourrais jamais oublier Marcel et Félicie et leur souvenir restera toujours gravé dans mon cœur et dans ma mémoire.

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