Il y a cinquante ans, tous les riverains de l’Adour étaient plus ou moins pêcheurs et Mouguerre n’échappait pas à la règle. Écoutons Gaston Pécastaings de la maison Suhigaray, quartier Cigaro nous conter ses souvenirs.
« Sitôt mon certificat d’études en poche, j’aidais mon père Albert aux travaux de la ferme car c’était moi qui devais prendre la suite à la maison Suhigaray. C’est tout naturellement que je pris aussi la succession de l’activité de pêche dès que j’eus atteint l’âge de la majorité. Avant toute chose j’allais prendre le rôle de marin pêcheur qui est la licence de pêche à l’Inscription Maritime de Bayonne. J’étais donc en règle et je me souviens qu’il coûtait fort cher, environ deux millions de l’époque. Il me permettrait un jour de percevoir la retraite de marin pêcheur dès l’âge de cinquante ans. J’allais grossir le nombre de paysans-pêcheurs du quartier du Port où exerçaient déjà mon père Albert, trois cousins Pécastaings de Constantin, Auguste Lafargue de Caracar, Alexandre Laiguillon de Bordaberry, nos voisins de Lahonce, Béhoteguy, Lapègue, Vignon et quelques autres que j’oublie sans doute.
J’achetais un couralin neuf et le filet indispensable. Sur le couralin prenaient place deux pêcheurs ; je m’associais donc avec mon cousin, Germain Pécastaings de la maison Constantin. Au début nous allions au fleuve à vélo puis en cyclo et sur la fin en voiture. Nous nous déplacions sur l’eau à la rame jusqu’au jour où nous avons installé un moteur qui nous facilitait le travail. Nous savions nager mais en cas de chute dans cette eau glacée, le danger était grand. La saison de pêche s’ouvrait le 1er janvier pour se fermer le trente juin. Le filet devait être mis à l’eau à la fin de la marée descendante pour capturer les poissons qui remonteraient de la mer à la faveur de la marée montante. Il fallait donc connaître l’heure des marées et s’y soumettre quel que soit le moment. Je garde en mémoire ces départs en pleine nuit, et ce travail dans le froid ou sous la pluie dans l’eau glacée. Lors des crues, la pêche était impossible ; le fleuve charriait toute sorte d’objet et mieux valait rester à la maison que d’être percuté par un tronc d’arbre flottant. Je me souviens de la grande crue de 1951 ; l’Adour était sortie de son lit et couvrait toutes les barthes de ses berges.
Au plus fort de la saison, nous abandonnions le couralin pour prendre place dans le chaland, embarcation plus grande conçue pour quatre pêcheurs. Là nous utilisions la trannie, grand filet d’environ deux cents mètres de long pour dix mètres de haut. La trannie barrait la totalité du fleuve puisqu’un côté était maintenu à la surface par des flotteurs et l’autre lesté de plomb traînait sur le fond. Toutefois pour ne pas dépeupler le milieu, on ne pouvait fermer que les 2/3 de l’Adour, ce qui laissait une petite chance aux poissons de poursuivre leur migration. Traditionnellement la trannie était fabriquée par les pêcheurs eux-mêmes qui connaissaient le point de filet comme une tricoteuse celui de l’écharpe. La maille devait avoir une taille réglementée pour épargner les trop jeunes espèces. Voici la façon de procéder avec ce grand filet : une extrémité est tenue sur la berge par une personne tandis que l’équipage du chaland déploie le reste à partir de l’embarcation. Celle-ci effectue une boucle sur l’eau et ramène l’autre extrémité vers le tourniquet ou cabestan installé sur la rive, en face de la halte dite « du gaz » à Mousserolles. La trannie posée faisait alors une grande poche où se trouvait enfermé le poisson. À la fin de la manœuvre, les pêcheurs descendus du chaland ramenaient la trannie au moyen du cabestan. Au fur et à mesure de la remontée, nous sortions les aloses et saumons pris dans les mailles. Souvent les restaurateurs prévenus venaient nous acheter le poisson sur place ; sinon nous allions le porter aux poissonniers de Bayonne. La prise était partagée en quatre, tout comme l’achat et l’entretien du chaland. À la fin de la saison de pêche, celui-ci était mis au sec, renversé et nous refaisions calfatage et peinture.
En dehors de la saison, les embarcations couralin ou chaland demeuraient au point d’ancrage sur la berge. Ce point était attribué à l’année et payant. Comme la pêche était une activité surveillée par le garde-pêche, elle devait cesser le samedi à 18 heures jusqu’au dimanche soir minuit. Gare à celui qui était pris pêchant lors de cette interruption !
J’ai vu évoluer les embarcations de l’Adour ; les couralins en aluminium ou plastique ont remplacé ceux en bois. La ressource a elle aussi beaucoup baissé ; je me souviens avoir ramené d’un seul coup de trannie plus de vingt aloses.
Le jour des rogations, cérémonies qui ont lieu au printemps, les paroissiens venaient en procession et en chantant les litanies au calvaire du chemin de Larretche, suivis par Monsieur le curé, chantre et enfants de chœur. Pour les remercier, les fidèles du quartier offraient une alose au prêtre, des oranges aux enfants de chœur et quelques billets dans une enveloppe au chantre Monsieur Uhaldeborde de la maison Elissaldia.
À la fin de la saison de pêche, je reprenais le travail de la terre. À Suhigaray, propriété de 10 hectares, nous avons eu jusqu’à sept vaches dont nous vendions le lait et les veaux. Nous faisions un peu de culture, du maïs surtout. Toutes ces activités nous permettaient de vivre convenablement mais il ne fallait pas compter les heures ; nous étions loin des trente-cinq heures travaillées d’aujourd’hui. C’était notre vie ; nous la menions comme l’avaient fait nos parents. Les enfants non nécessaires à l’exploitation allaient chercher du travail à l’extérieur, à la fonderie de Mousserolles, aux salines et ailleurs. Les filles se plaçaient comme servantes chez les bourgeois de Bayonne et Biarritz. Rares étaient ceux qui pouvaient suivre des études ; la nécessité de se suffire et ramener un salaire au foyer nous faisait quitter l’école sitôt le certificat d’études obtenu.
C’était la vie de tous les pêcheurs paysans des bords de l’Adour dans les années 1950. »
Extrait du Guide Patrimonial, édité par l’association Mouguerre Patrimoine et Culture