Durant toute la semaine Sainte, Mémé allait tous les matins à la Messe de 7 heures. Malgré l’heure matinale je l’accompagnais. Le Jeudi-Saint la journée était réservée : ON FAISAIT LES MOUNAS ! C’était le gâteau traditionnel, en Algérie, qui venait d’une coûtume ancestrale espagnole.
Depuis deux mois déjà Mémé gardait les œufs de ses poules. Elle mettait de la chaux vive dans un seau d’eau et y plongeait ses œufs pour les conserver afin d’en avoir suffisamment pour faire ses mounas. Il lui en fallait une soixantaine (6 par kilo de farine).
Ce jour là, selon l’expression employée, tout le monde mettait la main à la pâte. Il fallait râper une dizaine de citrons, peler une douzaine d’oranges dont on faisait frire la peau dans un litre d’huile d’arachides pour la parfumer. Quand l’huile était filtrée, encore chaude on y faisait fondre 1kilo de beurre en motte. Dans un litre d’eau bouillante on faisait infuser un sachet de graines d’anis ; l’eau refroidie était filtrée et réservée. Les femmes : ma mère, ma maraine, mes tantes et ma cousine Caroline, séparaient les blancs des jaunes très soigneusement afin qu’il n’y ai pas de traces jaunes dans les blancs.
Une semaine au préalable on avait descendu du grenier le grand pétrin en bois. Il ne servait plus qu’à cette occasion depuis que Mémé ne faisait plus son pain chaque semaine et que j’allais chaque matin l’acheter chez le boulanger. Le pétrin était rempli d’eau pour faire gonfler le bois desséché. Le jeudi matin on le vidait,on l’essuyait, on le plaçait sur ses supports, on l’enduisait d’huile et on y versait 10 kilos de fine fleur de farine dans laquelle on ajoutait l’eau anisée, l’huile parfumée à l’orange, le beurre fondu refroidi, un flacon de fleurs d’orangers, le zeste des citrons, un demi-litre de rhum Négrita.
Mémé protégée par un grand tablier blanc, les manches retroussées, les bras nus, mélangeait le tout, y ajoutait une poignée de sel (en se signant et disant tout bas une prière que personne n’entendait) et commençait à mélanger tous ces ingrédients.Puis elle y ajoutait 1 kilo de levain qu’elle avait préparé la veille et commençait à pétrir. Progressivement elle y ajoutait les blancs d’oeufs que les femmes avaient énergiquement battus à blanc dans des saladiers, avec 5 kilos de sucre cristallisé.Quand tout était amalgamé elle y incorporait petit à petit par petites cuillerées les blancs d’oeufs battus en neige ferme (« comme le Mont Blanc », disait-elle ).
Mémé commençait alors à pétrir…… Elle pétrissait avec force toute cette pâte, la soulevait, la plaquait dans le fond du pétrin, la coupait en morceaux qu’elle faisait passer de droite à guche en les jetant violemment, en les faisant claquer avec force et recommençait l’operation en sens inverse, en faisant passer la pâte inlassablement de droite à gauche et de gauche à droite jusqu’à ce qu’elle soit bien lisse et gonflée de grosses bulles d’air qui éclataient comme des cloques.
Tout autour d’elle les femmes bavardaient, plaisantaient, riaient. Les enfants s’amusaient, essayant de lui chipper quelques bouts de pâte bien parfumée. Elle les repoussait, mais heureuse dans le fond que ses petits la trouve bonne.
Quand elle jugeait que la pâte était à point, elle la mettait dans un grand baquet en bois sur un drap blanc enfariné, la recouvrait délicatement d’une couverture de laine pour qu’elle ne prenne pas froid. Les femmes la transportaient dans la chambre de Mémé où brulait un bon feu de cheminée, la couvrait d’un édredon en duvet. La porte refermée, on la laissait monter tranquille. Mémé la surveillait jour et nuit.
En principe elle devait être levée le Vendredi matin vers 9 heures. Il arrivait parfois qu’elle monte plus tôt que prévu, il ne fallait surtou pas qu’elle déborde du baquet. Alors souvent à 5 heures du matin, Mémé réveillait les femmes pour l’aider à la mettre en planches. Prévoyante elle les avait réservées depuis longtemps chez le boulanger et portées la veille à la maison. Elle mettait de l’huile dans un bol, y trempait ses mains pour les en enduire, prelevait des morçeaux de pâte qu’elle roulait adroitement dans ses mains, en formait une boule qu’elle déposait sur un papier gris d’épicerie que les femmes avaient graissé de beurre. Elles étaient disposées sur une planche. Mémé savait exactement combien elle devait en faire, tant de grosses, tant de moyennes, tant de petites.Quand elle avait son compte, elle abandonnait la pâte à Maman qui en faisait 5 petits bonshommes (selon la tradition alsacienne) avec des raisins secs pour former les yeux, une amande pour la bouche. Et 5 petites mounas dans le milieu desquelles elle enfonçait un œuf cru, frais le tout était réservé aux 5 arrieres petits enfants de Mémé dont je faisais partie.
Les mounas posées sur les planches, posées elles-mêmes les unes sur les autres sur des tréteaux, emmaillotées de couvertures et d’édredons attendaient de lever bien au chaud 3 heures durant environ. Souvent c’était vers 16 heures, au retour du chemin de croix que Mémé ne manquait jamais.
Le moment important (je pourrais dire crucial) était arrivé, elles étaient enfin prêtes. Les femmes les doraient en les badigeonnant de jaunes, faisaient sur le dessus une incision en croix, les saupoudraient de sucre concassé (c’étaient de gros pains de sucre enveloppés d’un papier bleu que l’on écrasait dans un mortier de marbre blanc.)
Les mounas bien gonflées remises en planches, portées au four du boulanger, ou au chaud sous leurs couvertures de laine,étaient prétes à la cuisson !
Il y avait 5 boulangers au village. Malgré cela il fallait quelquefois attendre bien longtemps son tour pour enfourner car tout le village faisait ses mounas. Elles etaient ensuite comparées à la sortie du four, en général celles de Mémé etaient les plus belles ; les plus rondes, les plus légères, les plus parfumées. Elles embaumaient la rue à leur retour à la maison et vous donnaient envie d’en manger, mais il ne fallait pas y goûter c’était le Vendredi Saint !……Le Samedi matin c’était la fin du carême le jeune était rompu on avait le droit d’y goûter au petit déjeuner. Mon Dieu qu’elles étaient bonnes !……
Mémé en reservait 2 qu’elle portait à Monsieur le curé (les 2 plus belles) pour le pain béni du jour de Pâques. Coupées en morceaux elles étaient distribuées à la fin de la grand Messe.
Longtemps Mémé a pétri ses mounas, puis un jour Papa a pris la relève.Cependant c’était toujours elle qui ajoutait le sel dans la pâte en disant: « c’est la dernière fois, l’an prochain je n’y serai plus ! », ce qui soulevait des protestations générales !
Hélas ! Un jour, pourtant elle n’y fut plus…
Ma grand-mère, jeune veuve a élevé dix enfants par son travail. Quand sa fille est morte de la fièvre thyphoïde à 21 ans, elle a élevé son petit-fils et en a fait un homme ; mon père. Car en réalité Mémé était mon arrière-grand-mère.
Lucienne Hugues Suet, le 6 novembre 2012