Témoignage du passeur Jean-Pierre Zugarramurdy
« Je travaillais à la ferme Bordaxipikoborda avec mes parents, mon frère Xan (Jean) et ma sœur Mayi (Marie). Je connaissais bien les sentiers car je faisais de la contrebande : c’est la frontière qui veut ça…
A la maison, nous n’aimions pas les Allemands : mon père était ancien combattant de la guerre 14-18 et mon frère, appelé en 1938 pour son service militaire à Brive, avait prolongé avec les combats de 1940 et il avait eu de la chance de ne pas être fait prisonnier. Replié à Nancy, il n’est rentré ici qu’en 1941.
J’ai effectué mon premier passage en décembre 1940 avec un voisin, Guillaume Bernatetz, qui m’avait contacté ; j’avais dix sept ans. Nous avions rendez-vous avec un autre contrebandier au séminaire d’Ustaritz pour faire passer trois hommes.
Mon cousin germain, Piarres (Pierre) Zugarramurdy, chauffeur dans l’entreprise de transport Miral de Cambo m’a amené ensuite à la maison des personnes à faire passer en Espagne.
En novembre 1942, j’ai été réquisitionné pour construire les blockhaus[1] à Saint-Jean-de-Luz, quartiers Erromardi et Sainte Barbe. Nous étions sur le chantier quatorze jeunes Espeletar[2] choisis par la mairie et nous faisions beaucoup de coffrage, sans trop forcer. Nous effectuions ce déplacement avec les transports Miral. Il y avait aussi des gars de Cambo, Souraïde, Saint-Pée. Au retour, nous remarquions des jeunes qui n’étaient pas du coin qui montaient dans l’autobus de Saint-Jean-de-Luz aux différents arrêts : trinquet bar Bordacho, près de la gare avec les bars Maritxu, Goñibaïta et le café le Cosmopolitain. Beaucoup portaient des bleus de travail comme nous. Ils descendaient toujours au même endroit à Amespeto, près de la carrière de Souraïde où une personne avec un foulard rouge les attendait. Il fallait voir avec quelle énergie ils nous quittaient. Nous leur souhaitions bonne chance et ils nous répondaient : « On va revenir ! » Il y avait souvent des contrôles à Saint-Pée-sur-Nivelle mais pas d’arrestation : les faux papiers des jeunes devaient être bien faits. Une fois, un gars avec une valise avait été descendu du bus par les Allemands. Avec un culot incroyable, Jean Baptiste Massonde de Souraïde était intervenu : « Mais il doit aller au séminaire d’Ustaritz » et lui avait saisi sa valise. Les militaires surpris les avaient laissés remonter dans le car. Il fallait être costaud pour réagir avec un tel aplomb !
Mon cousin Piarres avait informé son patron Joseph Miral[3] de mes activités de passeur et celui-ci est venu discuter avec moi. J’ai accepté aussitôt.
C’est ainsi qu’après mon travail à Saint-Jean-de-Luz, je montais dans l’autobus accompagné des personnes à faire passer le soir. Je descendais avec elles à Souraïde, à la limite d’Espelette, quartier Zabalza, chez Mayi Olhagaray, maison Errekartia (entre deux ruisseaux) qui les hébergeait jusqu’à la tombée de la nuit.
A partir de novembre 1942, les Allemands ayant envahi la zone libre[4], j’ai passé des pilotes alliés et de nombreux militaires français. Ils étaient reconnaissables car ils marchaient aussi vite que nous.
Par un beau clair de lune, deux frères, officiers, ont fêté leur passage en Espagne en débouchant une bouteille de cognac qu’ils avaient emportée puis ils nous ont fait l’accolade. Ce jour là, j’ai failli partir avec eux, j’ai hésité un moment. Mon frère n’était pas d’accord : « Tu ne vas pas me laisser seul à la maison » et j’ai renoncé. Je ne regrette pas mon choix car j’étais utile ici avec ce que je faisais.
En 1943, j’ai été amené à rencontrer à Cambo Rufino Jauregui[5] que je connaissais déjà. Il m’a demandé de lui donner un coup de main et le soir même, il me confiait six personnes. Il allait les chercher en gare d’Urt. Le rendez-vous avait lieu à la tannerie Carriat ou bien Rufino venait directement à la maison sur le coup de deux ou trois heures du matin et avec un bâton, il tapait sur le volet de ma chambre. Nous avions des jours fixes pour les passages : le mardi et le samedi.
A cette époque, j’ai aussi rendu service à Irène Errecart, étudiante à Paris, qui venait chez elle à Espelette accompagnée de réfractaires au S.T.O. que je faisais ensuite passer en Espagne.
En fonction de l’heure d’arrivée des personnes, elles dormaient dans le foin de la grange et y passaient toute la journée en attendant la tombée de la nuit.
Ma mère, Katixa (Catherine), très croyante, m’a toujours soutenu et préparait les repas.
Je me souviens avoir accueilli un jeune abbé, sec, peu bavard avec d’autres personnes plus âgées que je devais faire passer le soir. L’une d’entre elles m’a dit à plusieurs reprises : « J’ai caché ma femme, maintenant je suis tranquille, je peux passer en Espagne ». Cet abbé[6] a célébré la messe dans la grange ; il avait des hosties et il a communié. J’en avais été très ému.
Quand je partais de chez moi, j’amenais ma chienne Pollita (jolie) qui avançait toujours devant. Elle m’était précieuse car si elle flairait une présence, elle s’arrêtait pour m’avertir. De plus, les chiens allemands étaient plus attirés par elle que par nous…
Le départ s’effectuait en début de soirée. Quand il faisait bien noir, je nouais un mouchoir à ma ceinture pour ne pas se perdre. Dans les endroits surveillés, je partais en éclaireur tandis que le groupe, pas plus de six personnes, attendait avec mon frère.
Nous empruntions le sentier derrière la maison, passions devant Mehaxekoborda puis au pied de l’Erebi, de l’ Atxulegi, montions la crête de Bizkayluz (long dos), franchissions le col de Gorospil et la frontière. Puis je laissais les personnes à la venta Burkaitzenborda ou la venta Jaureguikoborda. Le parcours s’effectuait en quatre à cinq heures de marche. Parfois on me confiait du courrier à poster et on me disait d’écouter les messages à la radio mais c’était impossible car ici personne ne possédait d’appareil. Je repartais aussitôt afin d’être rentré à la maison avant le lever du jour. Je marchais vite, deux heures pour le retour, ramenant des boîtes de sardine, du sel pour la maison et un peu de contrebande : des ballots de tissu pour fabriquer les bleus de travail que je revendais à un Landais qui venait jusqu’à Larressore les chercher à vélo avec sa femme.
Une seule fois, je suis allé travailler à Erromardi en suivant mais je dormais debout. Après les passages, je restais à la maison et grâce au docteur Greciet qui me faisait des certificats médicaux de complaisance j’étais couvert face au chef des travaux qui se plaignait : « Toujours malade ! Toujours malade ! »
J’ignore s’il y a un lien avec mon absentéisme répétitif, mais en juillet 1943, j’ai reçu une convocation pour l’hôtel Régina à Biarritz, siège de la Kommandantur. Je n’y suis pas allé, j’ai quitté le chantier d’Erromardi et par prudence je ne dormais pas toujours chez moi. J’ai ainsi été hébergé chez ma tante Maïtexa (Marie Thérèse) et son mari Battita (Baptiste) Dospital[7], maison Bordaberria, à Itxassou, tout en continuant les passages. Personne n’est venu me réclamer. Plus disponible, j’ai repris la contrebande : ce qui marchait bien c’était le commerce des mules. J’allais les chercher parfois jusqu’à Hasparren, je passais par les hauts de Cambo, Halsou, Larressore et l’Espagne. Il y avait aussi les bœufs, une fois même un taureau. Etaient également prisés côté espagnol : la saccharine, l’eau de Cologne, les bâtons de rouge à lèvres.
Toutes les personnes que j’ai prises en charge sont arrivées à bon port. J’ai dû en faire passer environ cent cinquante, jamais d’enfant, une seule femme. Je m’en souviendrai ! A Saint-Jean-de-Luz, Joseph Miral me montra de l’extérieur, à travers la vitre du bar Maritxu, la personne concernée : une femme de couleur avec deux grosses valises. Miral ajouta en plaisantant : « Gauaz ez da ikusiko » (on ne la verra pas la nuit). Elle monta dans notre car et Miral la déposa ensuite au restaurant Chilhar[8] d’Espelette où consommaient des Allemands. La patronne, Gaxuxa (Gracieuse) Anchordoquy, n’était guère rassurée par cette présence repérable mais elle ne pouvait me refuser son aide car j’avais conduit, peu de temps auparavant, son fils en Espagne. A la nuit tombée, j’ai attaché les valises avec une corde, une sur la poitrine et l’autre sur le dos. Nous étions habitués à porter des charges. En chemin, elle m’apprit qu’elle était Réunionnaise. Lors d’une montée assez raide, j’ai confié les valises à mon frère et j’ai pris la dame fatiguée sur mon dos. Elle me serrait tellement la gorge que je ne pouvais plus respirer. Le trajet a été long et nous sommes arrivés en Espagne le matin. Notre passagère était ravie : très souriante et élégante, elle sortit d’une valise un petit chapeau qu’elle mit sur sa tête. Lors du passage suivant, le patron de la venta m’apprit que la dame avait changé une grosse somme d’argent en pesetas. Voilà pourquoi les valises étaient si lourdes !
J’ai aussi aidé une autre femme : un dimanche matin, de bonne heure, mon voisin Jean Aldaya, un costaud, est venu me voir pour m’informer qu’il était tombé la veille sur une patrouille allemande et que le couple qu’il accompagnait pour l’Espagne avait disparu dans la nuit. Chance inouïe : à la sortie de la messe, qu’est ce que je vois ? Un homme et une femme enceinte, blessée au visage. J’ai fait aussitôt le rapprochement et je me suis avancé vers eux. Ils étaient désemparés et ne savaient pas où aller. « Ne vous inquiétez pas, je connais votre passeur, suivez-moi, » leur ai-je dit et le soir même, ils passaient en Espagne….
La venta Burkaizenborda était tenue par Joakina et son mari Telletche Iribarren, un couple très gentil qui avait six enfants. Un jour qu’il avait neigé, le patron avait fait passer le troupeau de moutons pour dissimuler nos traces. L’autre venta, Jaureguikoborda, appartenait à Domingo Mihura, un gars d’ Itxassou, parti se réfugier en Navarre lors de la guerre 14-18. Avec son épouse Matiaxia, il accueillait avec plaisir les évadés et comme il parlait français, il aimait discuter avec eux.
Au début, la frontière n’était pas tellement surveillée et les passages étaient faciles. Par la suite, la situation va se durcir avec davantage de présence militaire allemande sur les sentiers et la construction d’une baraque[9] à la frontière équipée d’un téléphone pour communiquer avec leurs collègues d’Aïnhoa et d’Itxassou. Combien de fois avons-nous coupé les fils de cette ligne ! Les risques étaient réels et un résistant de Cambo, Pascal Amestoy[10] m’avait remis un révolver en juillet 1943 dont je ne me suis jamais servi.
A plusieurs reprises, j’ai failli laisser ma peau.
De nuit, j’avais pris des fugitifs à Larressore et à l’entrée d’Espelette, près de la vieille carrière, nous sommes tombés sur une patrouille. Ils ont tiré et nous avons cavalé. Remis de nos émotions, le groupe est bien passé ensuite en Espagne.
Une autre fois, route d’ Itxassou, toujours de nuit, j’étais seul et j’allais chercher des jeunes à Cambo. En traversant la route, je me suis rendu compte trop tard de la présence de nombreux Allemands. Vite demi tour, ça tirait, ça résonnait ! En sautant une barrière, j’ai posé la main sur une scie. J’étais blessé mais en vie.
Il y a deux dates que je n’oublierai pas :
Noël 1942, au retour, à la pointe du jour, je tombe sur trois Allemands. Je me suis aussitôt échappé, on m’a tiré dessus. Heureusement qu’il y avait du brouillard ce jour-là.
14 juillet 1943 : ce fut ma fête. A l’aller, par une nuit étoilée, je pars en éclaireur et je me retrouve nez à nez avec un Allemand, presque à entendre sa respiration. Incroyable, il devait avoir les yeux fermés pour ne pas me voir. J’ai reculé, rejoint le groupe et nous avons fait un large détour. Au retour, il faisait jour, à nouveau, trois Allemands. « Halt » ! Je n’ai pas écouté les sommations, j’ai couru, sautant dans un buisson d’aubépines, les balles sifflaient. Au cours de ma fuite, j’ai perdu mon béret et ma musette contenant cinq kilogrammes de chocolat. Le chien allemand lancé à mes trousses a peut-être préféré le chocolat à mes mollets….Je suis rentré dans les bois d’Aïnhoa que je connaissais bien. J’étais égratigné de partout mais j’étais sauvé.
Lors des passages, j’étais très réservé avec les fugitifs : je parlais peu, je ne répondais pas à toutes leurs questions et je n’ai jamais indiqué mon nom ni que mon accompagnateur était mon frère.
J’étais prudent et je ne prenais que des personnes confiées par des gens que je connaissais. Une fois, alors que je travaillais dans la prairie de la propriété Etchegaray[11] avec mon frère, deux hommes nous ont demandé la direction de l’Espagne. J’ai reconnu immédiatement un accent allemand et nous leur avons juste montré la direction d’un signe de la tête.
Que je le veuille ou pas, il y avait pas mal de gens à Espelette qui savaient ce que je faisais mais je n’ai pas été dénoncé. Je suis très content de ce comportement. De même Joseph Miral, toujours très calme, qui transportait ces jeunes au vu de tous, en plein jour, n’a jamais été inquiété.
Je n’oublierai pas mon dernier passage avec trois Français et deux pilotes américains, tombés je crois à Saint-Nazaire. Ce jour là, s’était joint et c’était la première fois, Paul Amestoy, armé d’une mitraillette et de trois révolvers qu’il confia aux Français. Arrivés à bon port, Joakina nous avait préparé une omelette aux piments et nos deux Américains ouvraient grand la bouche tellement c’était piquant. Puis le groupe était parti vers Oxondo, Paul Amestoy récupérant les pistolets. Comme il faisait jour, nous sommes restés à Burkaitzenborda à nous reposer dans la fougère de l’étable. A l’étage, ne voilà-t-il pas que deux soldats allemands sont arrivés, ils ont posé leur fusil et commandé de l’anisette. Paul Amestoy voulait en découdre. Joakina inquiète est arrivée et a dit à Paul : « Ezazuila hori egin guk haurrak ukaitea gatik » (ne faites pas ça, nous avons des enfants) et son mari a essayé de lui arracher la mitraillette des mains. Heureusement la situation n’a pas dégénéré…
Début 1945, à Cambo, j’ai remis mon pistolet à Paul Amestoy et à Edouard Fagalde, un grand gaillard, résistant de Larressore.
En mars 1945, j’ai été mobilisé à la caserne Bernadotte de Pau dans le18ème Régiment d’Infanterie.
Nous avons fait un peu de campagne en Italie en passant par le col de Larche sous la neige. Ensuite, nous sommes restés à Oberkirch, Lindau, Baden-Baden et nous avons traversé le Rhin au pont de Kehl.
Au mois de décembre 1945, j’étais à Baden-Baden et le capitaine-aumônier me demanda si je pouvais ramener d’Espagne cent kilogrammes de chocolat et deux cents kilogrammes d’orange que la ville de Pau offrait pour le nouvel an au 18e RI. J’ai répondu qu’il n’y avait pas de problème. Vite après, le sergent Ségot de ma compagnie, m’appela: « Hé ! Zugarramurdy, tu veux aller en permission ? » (« C’est comme demander à un malade s’il veut la santé !»). » On m’a déposé à Strasbourg puis j’ai pris le train, très heureux de retrouver le Pays basque pour cette mission très spéciale. La commande effectuée, quelques jours plus tard monsieur l’aumônier est passé me prendre en camion chez moi et nous sommes allés récupérer le chargement à Dantxaria[12], côté français.
En avril 1946, j’ai été démobilisé à la caserne Carayon Latour de Bordeaux et j’ai repris les travaux de la ferme avec mon frère. »
Récemment, je suis allé en voiture avec Jean-Pierre du côté du Col des Veaux pour retrouver des lieux qui lui sont familiers. Il me conduisit à la borne frontière 76 et son monolithe couché, témoins de ses nombreux passages sur le « Chemin de la Liberté ». Face à ce panorama magnifique avec la Rhune, l’Erebi, l’Artzamendi (montagne de l’ours), en cet endroit empreint de spiritualité, mon compagnon me confia : « En ce moment, je pense à cette période, à mon père qui a fait la guerre 14-18, mon frère, celle de 39-45, ma mère si croyante qui me faisait confiance, ma réquisition pour la construction du Mur de l’Atlantique et les passages. La motivation était présente : « Odolak tiratzen du ehun idi pare baino gehiago » (les liens du sang tirent plus que cent paires de bœufs).
[1] Opération Todt.
[2] Habitant d’Espelette.
[3] Ligne d’évasion Leclerc.
[4] Suite au débarquement allié en Afrique du Nord le 8 novembre 1942.
[5] Basque, réfugié de la guerre civile espagnole, appartenait au réseau Alsace.
[6] Etait-ce l’abbé Pierre ? Nous n’en avons pas la preuve.
[7] Grands-parents de Peyo (Pierre) Dospital, pilier de l’Aviron Bayonnais et du Quinze de France.
[8] Jean Baptiste Duhalde, surnommé Xilar (argent), né à Souraïde, 1854-1928, très grand joueur de pelote basque et premier propriétaire de cet hôtel-restaurant.
[9] Aujourd’hui ferme Esteben.
[10] Membre du réseau Buckmaster.
[11] Roger Etchegaray né à Espelette en 1922, archevêque de Marseille, cardinal, un des principaux collaborateurs du pape Jean Paul II, actuellement le numéro quatre du Vatican dans l’ordre de préséance.