Le béret éternellement vissé sur sa tête, cinquante kilos mais vif comme l’éclair…..
Nous sommes au début du bel été de la désastreuse année mille neuf cent quarante.
L’armistice est signé, le vingt deux juin, sous le gouvernement du maréchal Pétain.
Nos troupes sont battues et c’est l’exode jetant sur les routes, vers le sud de la France, qui est encore en zone libre, une déferlante de milliers de réfugiés qui fuient l’occupation allemande.
Des milliers de soldats français, peut-être suite aux manquements du commandement supérieur, sont faits prisonniers avant même d’avoir combattu, ce qui rend plus terrible encore leur humiliation.
Joseph, puisque c’est de lui qu’il s’agit, est cueilli, piteusement, dans sa caserne, alors qu‘il n‘a encore ni armes ni uniforme. Il est fait prisonnier et embarqué dans des wagons à bestiaux en direction de l’Allemagne.
« hommes: 40, chevaux: 8 ».
C’est bientôt la fin de la journée lorsque le train s’ébranle lentement de la gare de Pithiviers. Il fait encore chaud et l’atmosphère devient très vite irrespirable dans ces wagons qui ne sont aérés que par des ouvertures très haut placées. Nulle visibilité. Pas pour voir le paysage, le cœur n’y est pas, mais un peu de jour atténuerait peut-être l’angoisse qui étreint tous ces hommes partant vers l’inconnu.
A quoi pensent-ils? Au déshonneur de la France? ou, plutôt, à leurs familles qu’ils ne sont pas sûrs de revoir?
Les portes sont verrouillées de l’extérieur, nul ne pourra échapper à son sort. Il y a pourtant, tout près d’une portière, un interstice d’une vingtaine de centimètres sur un mètre de haut, une planche disjointe. Joseph a collé son nez à cette ouverture sur le monde extérieur. Il est plaqué contre la paroi du wagon par ceux qui veulent aussi voir au-dehors. Il est écrasé, il a mal mais qu’importe, il tient bon et ne laisserait sa place pour rien au monde.
On est moins prisonnier et moins malheureux que les autres lorsqu’on voit encore un coin de ciel bleu.
Des oiseaux, symboles de la liberté, s’envolent au passage du convoi.
Voila bientôt deux heures que le train roule et le jour commence à décroître d’autant que le convoi traverse une forêt très dense. Les secousses du train et les poussées contre les parois font que la planche se désolidarise de plus en plus de l’ensemble. En l’aidant un peu elle pourrait même carrément sauter. C’est-ce qui est entrepris par ceux qui sont le plus près et bientôt, elle saute, laissant un passage d’une trentaine de centimètres de large. C’est peu mais suffisant pour un petit gabarit comme Joseph.
Les hommes se regardent comme effrayés par l’effraction qu’ils viennent de commettre. Ils craignent des représailles qui pourraient être terribles.
Tant pis, Joseph passe la tête par l’ouverture étroite, puis les épaules, puis le bassin et, poussé par ses camarades d’infortune, il se retrouve agrippé à l’extérieur du wagon. Étant le seul à pouvoir passer par cette ouverture, il peut très bien sauter et se fondre dans la sombre forêt; cela pourrait passer inaperçu mais non, il veut délivrer ses copains aussi, avec une agilité féline, il arrive jusqu‘au loquet de la porte qu‘il déverrouille, non sans mal, puis saute, le plus loin possible, sur le ballast.
Heureusement, le train roule lentement et la réception au sol n‘est pas trop brutale. Sans se retourner et courant droit devant lui, il entend des camarades qui, eux aussi, ont le courage de saisir cette opportunité d’évasion. Presque aussitôt, une fusillade nourrie, assourdissante, arrose la forêt hachant les feuilles et cassant des branches. Il lui semble que le train n’en finit pas de s’arrêter et les crissements des freins se répercutent au loin . Quelques cris de fuyards, sans doute touchés, puis des aboiements de chiens. Les terribles chiens de garde allemands pense Joseph et sa frayeur est décuplée.
Courir, toujours courir; courir à perdre haleine, plus vite, plus loin sans se soucier des branches qui lui coupent le visage ou des chûtes qui ensanglantent ses genoux. Il ne sait même pas s’il va vers le nord, le sud, l’est ou l’ouest mais qu’importe il faut sauver sa peau et la fuite est le seul moyen d’y parvenir. Des chiens aboient encore mais ils sont beaucoup plus loin, dans la direction opposée. Sans doute des chiens de fermes.
Il n’entend plus la fusillade mais il entend encore des voix gutturales qui vocifèrent des ordres et puis, au bout d’un long moment durant lequel il est resté, à bout de force et à bout de souffle tapi dans un fourré, il entend le train qui redémarre suivi d’un silence qui lui semble plus assourdissant encore et plus lourd que la fusillade.
Il est sauvé, on ne le recherche pas! mais que va-t-il faire à présent qu’il est libre?
Libre de quoi? libre d’aller où?
Sept cents kilomètres le séparent de chez lui. Sept cents kilomètres d’embûches, sept cents kilomètres durant lesquels il va falloir cheminer en se cachant, se ravitailler en chapardant. Pas de vêtements de rechange et même pas de quoi faire une toilette, même très sommaire.
Il regrette presque d’avoir sauté du train. Après tout, la captivité était peut-être plus sécurisante. Les lois de la guerre protègent les prisonniers. Un sentiment de désespoir le submerge et seul, dans cette forêt sombre, inconnue et où tout lui paraît hostile, il se laisse aller à pleurer.
Combien de temps est-il resté là? une heure? deux heures? sans doute a-t-il dormi sans s’en rendre compte car, à présent, il est transi de froid et la peur, incontrôlable, prend le dessus.
Il reprend sa marche vers il ne sait où, armé d’un bâton trouvé en bordure d’un sentier. C’est un vieux réflexe paysan de toujours marcher avec un bâton à la main. Un bâton peut, entre-autres, servir à écarter les chiens menaçants.
Le sommeil et la fatigue le gagnent; il veut pourtant continuer; marcher, toujours marcher. Il lui semble que chaque pas le rapproche de chez lui mais il ne sait pas seulement s’il va dans la bonne direction. Il continue encore une heure ou deux dans la nuit sans lune. Son pas devient lourd, très lourd et il trébuche souvent. Il s’arrête et s’endort adossé à un vieil arbre. Il est préférable de dormir assis que couché en raison de l’humidité qui remonte du sol. Il répète deux ou trois fois ces séquences de marche et de mauvais sommeil.
Le jour se lève; froid, mais la journée promet d’être belle.
Après la forêt, il traverse deux grands prés inondés de rosée et se retrouve au bord d’une route empruntée par ceux qui ont fui leurs villes espérant trouver la sécurité en zone libre. Une longue et sinistre procession de quelques voitures roulant au pas ou presque, des charrettes encombrées d’un bric-à-brac hétéroclite, d’énormes paquets portés, semble-t-il, par des bicyclettes car on aperçoit les deux roues en dessous et des gens simplement à pied portant un lourd barda sur le dos.
Il a faim mais n’ose rien demander à ces personnes aussi démunies que lui. Il emboîte simplement leurs pas. Il fait maintenant partie de la colonne qui avance silencieusement. Un long troupeau docile. Seuls, les ronflements de quelques rares voitures, qui ne vont guère plus vite que les piétons car il n’y a pas de place pour tout le monde sur la largeur de cette route, et quelques gémissements d’enfants exténués ou affamés viennent rompre la monotonie de cette procession fantasmagorique. Certains emmènent avec eux quelques animaux familiers. On voit même quatre ou cinq vaches. Est-ce pour les sauver? est-ce pour le lait? est-ce pour la viande au cas où…..? Allez donc savoir. Il n’y a plus rien de rationnel. Quelques militaires en tenue, dont les régiments ont, sans doute, perdu leur commandement sont également de la partie mais ils sont regardés avec méfiance et avec un peu d’hostilité. Après tout, ce sont eux qui ont perdu la guerre! La tension est à son paroxysme et le moindre incident pourrait faire se disputer ces errants qui pourtant cheminent péniblement, tels des automates, vers la même direction sur cette route bordée de platanes, peut-être vers le même destin; mais savent-ils seulement quel est leur but?
Une dizaine de kilomètres plus loin, une grosse ferme est en vue un peu à l’écart de la route. Joseph quitte son chemin et s’approche des bâtiments agricoles. Il est accueilli par deux gros chiens qui aboient mais sans être menaçants. De toute façon, les chiens de fermes, ça le connaît. Un homme sort, suivi d’une femme qui, elle, ne dépasse pas le seuil de la porte; les temps sont tellement troublés…. Joseph est au bout de ses forces, il s’assied, ou, plutôt, se laisse choir, au coin de la cour sur un billot servant, sans doute, à fendre du bois. L’homme le fait entrer et le réconforte en lui donnant à boire et à manger sans lui poser nulle question. Joseph reste dans cette maison accueillante toute la journée et la nuit suivante.
Paradoxalement, cette ferme, pourtant distante à peine de quelques centaines de mètres de la route de l’exode, semble être un havre de paix loin, très loin de la guerre. C’est une grande ferme qui n’a rien à voir avec les petites fermes du Béarn mais, ça ne fait rien, Joseph se sent bien, en confiance et en sécurité car il est chez des paysans en lesquels il se reconnaît.
Quels que soient les lieux, et les circonstances, une osmose se crée toujours entre gens de la terre.
Au petit matin, muni d’une musette garnie de vivres, d’un petit nécessaire de toilette et d’un bâton de noisetier, et après avoir remercié ses hôtes de tout son cœur, il reprend sa route mais cette fois en sachant quelle direction il doit suivre. Ce sera le sud, toujours le sud et rien que le sud. La liberté est au bout de ce long chemin sans doute semé d’embûches.
Voici notre homme reparti sur la route aussi encombrée que la veille par la multitude de tous ceux qui fuient l‘invasion allemande. On dit qu’ailleurs l’aviation mitraille les files de réfugiés sur les routes. Ici, rien de tout cela mais la peur reste quand même toujours présente.
Ah, j’oubliais: Joseph porte maintenant une casquette beige à carreaux sur sa tête. Oh, ce n’est pas de gaité de cœur qu’il l’a acceptée mais son hôte a su le convaincre en lui disant qu’avec son béret béarnais il serait immédiatement repéré tandis qu’avec une casquette il serait plus anonyme. Son béret, il pourra le remettre bien plus au sud, après avoir traversé la Garonne. Bien sûr, cet homme avait cent fois raison mais, pour Joseph, quitter son béret, c’est quitter son identité béarnaise. Il n’est plus lui-même sous la casquette. Jusque là, il ne s’était jamais rendu compte à quel point sa petite patrie de Béarn lui était chevillée au corps. Sans le béret, il ne se sent même plus paysan mais la réussite de son périple est à ce prix.
Au bout du chemin, loin, très loin, là-bas, vers le sud, c’est sa maison, sa femme, ses deux fillettes, sa mère, qui a perdu son mari à la première guerre, Bergère, sa chienne, et sa petite ferme.
Qui a fait la fenaison? le maïs est-il levé? et sa vigne, à laquelle il tient tant, a-t-elle eu les traitements indispensables contre les maladies?
Et puis, tout est trop confus dans sa tête entre ce qu’il va peut-être retrouver à la maison et sa course de survie alors, ne pensant plus à rien, il marche encore et encore, marcheur anonyme dans ce troupeau errant.
Cet épisode de vie m’a été conté par mon beau-père, Joseph, en 1970, quelques temps à peine avant qu’il ne meure. Mon épouse connaissait un peu cette histoire et m’en avait déjà parlé mais sans en connaitre plus de détails et surtout sans en connaitre la fin. Je comptais un peu sur la mémoire de ses frères et sœurs, mais eux non plus n’en savent pas davantage. Mamy en savait sans doute beaucoup plus; elle aurait, peut-être, su me raconter le reste du périple. En tout cas, elle aurait su, au moins, me raconter son retour à la maison mais, hélas, elle n‘est plus là pour témoigner.
Je pourrais bien continuer mon histoire en la romançant mais je préfère rester fidèle à ce que Papy m’avait conté.
Ce récit ne sera donc jamais terminé……..
PS: Papy avait quelques ressentiments lorsqu’il évoquait cette période.
A la libération, des honneurs furent rendus aux combattants et surtout aux prisonniers de guerre or lui n’était pas considéré comme combattant puisqu’il avait été pris sans combat, sans armes et sans uniforme. Il n’était pas, non plus, considéré comme prisonnier de guerre puisqu’il s’était évadé à partir du territoire français et non d’un camp de prisonniers en Allemagne.
Il éprouvait un sentiment de frustration.
Malheureusement, son exploit n’est relaté sur aucun compte rendu ni consigné dans aucun rapport. Je crois avoir entendu qu’il y avait un témoin de Bougarber ou de Beyrie mais je n’en sais pas plus.
Pour la multitude cette évasion est donc nulle et non avenue.
Que ses enfants le sachent, voilà l’important.
Décembre 2009