Qui était ce défunt qui, en ce matin d’automne 1949 effectuait son dernier voyage ? Nul ne s’en souvient. Ce qui est certain, c’est qu’il était du bas quartier de Mouguerre, non loin des rives de l’Adour. Il allait donc passer par l’étape incontournable de la messe d’enterrement en l’église du bourg avant de gagner sa dernière demeure sur l’autre versant de la colline. Une dernière épreuve l’attendait, la montée jusqu’à l’église par ce chemin de terre et de pierre escarpé, la côte de Cigaro redouté de tous les bouviers. Le cercueil était porté par le corbillard habituel, haut carrosse fermé par des rideaux noirs tendus sur des colonnettes, tiré par deux chevaux. L’ensemble arrivait de Bayonne siège des pompes funèbres du canton.
Sitôt passé le passage à niveau, au pied de la montée, voilà que se présente la première côte du chemin. « Aintzina Beltza !» crie le cocher basque qui fait claquer son fouet. L’équipage s’arrache et va bon train dans le grincement des roues, suivi par le cortège funèbre qui lui va à son rythme. Enfin un replat qui permet aux chevaux de souffler et à l’équipage d’attendre le convoi essoufflé. L’église est cependant encore loin ; on la voit là-bas tout en haut, son clocher dépassant les toits rouges du bourg. La longue procession se remet en marche, les proches parents pleurant dans leur mouchoir, les autres parlant de la pluie et du beau temps, heureux d’être encore de ce monde.
La deuxième côte est moins sévère mais plus longue. Le cortège baigne dans l’odeur forte des chevaux en sueur. Le cocher use de son fouet et injurie les bêtes qui font de leur mieux. Du clocher sonne le glas, comme un encouragement à en finir avec ces travaux d’approche. Le plateau qui précède l’ultime ascension est enfin là. Le convoi fait une halte ; les dames s’éventent et repoussent leur mantille sur les épaules, les hommes souffrent et desserrent largement leur cravate.
Voici la dernière montée, la plus abrupte, chemin à peine carrossable par temps de pluie, parsemée de grosses pierres. L’attelage s’élance sous les encouragements du cocher mais un caillou en saillie fait riper le carrosse qui se met en travers. Les chevaux ne comprenant pas ce qui leur arrive reculent au grand effroi des personnes les plus proches. Le chemin est obstrué, le corbillard risque de verser. Le cocher de hurler, les hommes de pester, les dames de se signer en oubliant leurs larmes. Ces difficultés sont de mauvaise augure ; Le Malin interdirait-il le chemin de l’église au défunt ? Les mains se serrentsur le chapelet. Passé un long moment de trouble et de désordre, les hommes tous peu ou prou paysans- éleveurs tombent la veste et viennent au secours. Les uns saisissent les chevaux par la bride, d’autres s’agrippent aux rayons des roues, d’autres encore poussent le corbillard par l’arrière. Ces efforts conjugués finissent par dégager le carrosse qui parvient enfin à l’église. L’ambiance n’est pourtant pas à l’apaisement ; Des chevaux hors d’haleine, blancs d’écume, s’élève un nuage de vapeur ; les hommes s’en prennent au cocher lui reprochant sa maladresse et le manque de vigueur de ses bêtes. Lui, simple exécutant, se défend et met en cause l’état des routes de la commune où, c’est juré, il ne reviendra plus.
Devant le parvis, le curé en surplis contemple le désordre, l’air réprobateur, avant d’entonner Le Dies irae de circonstance. Près de lui, tenant le seau d’eau bénite, l’enfant de chœur en soutane noire, ravi de ce spectacle inhabituel, grave le spectacle dans sa mémoire.
Cet enfant de chœur, c’était moi.