L’acier victorieux

Début mille neuf cent quarante. Je revois encore ce tas de ferraille à droite en entrant dans la cour de l’école des filles d‘Artiguelouve contre le mur bordant la route .

 Il y avait là des objets les plus hétéroclites: vieux cadres et roues de vélos, casseroles et autres ustensiles de cuisine, quelques outils aratoires hors d’usage, vieux portails métalliques, pièces de voitures automobiles; autant d’objets qui auraient fini, rongés par la rouille, au fond d’un champ ou derrière une grange.

 Il y avait aussi une auto à pédale délaissée par quelque enfant de riches; les riches n’étaient guère nombreux dans le village et donc facilement repérables. Nous n‘eûmes, par conséquent, aucun mal à identifier l‘ancien propriétaire.

 Entasser tout ce matériel dans une cour de récréation était laid mais surtout  dangereux et je me souviens que ma sœur Lisette s’était blessée au pied avec une vielle fourche rouillée.

 Nous, les garçons, étions toujours juchés sur ce tas espérant y faire quelque trouvaille pour agrémenter nos jeux. Des jouets à nous, nous n’en avions guère. Même pas des soldats de plomb; ils étaient en terre cuite et se brisaient en tombant.

 Mais ce tas de ferraille-là n’était pas n’importe quel tas de ferraille: il s’agissait de « l’acier victorieux » qui devait sauver la Patrie meurtrie sous la botte allemande.

 En effet, dès le début de la guerre, il fut fait appel à la population pour qu’elle apportât tout le matériel métallique hors d’usage en sa possession.

 Devant la formidable machine de guerre allemande motorisée   nous étions sous-équipés et cet acier devait être acheminé vers une fonderie pour en faire de l’acier servant à la fabrication de canons pour notre glorieuse armée et chacun , pétainiste ou pas, tenait à participer à l‘effort de guerre.

 Après l’invasion, par les Allemands, de la zone libre, au mois de novembre mille neuf cent quarante deux, l’acier était toujours là qui continuait à se dégrader. Tas informe, dangereux et inutile dans une cour de récréation .

 J’ai oublié le nom de cet homme qui eut les pires ennuis pour avoir osé apostropher ceux qui apportaient des objets en leur disant:

 Malheureux, vous apportez l’acier qui servira à tuer vos frères.

Sans doute était-il plus lucide ou plus visionnaire que les autres car cette ferraille fut récupérée par les Allemands et servit, probablement, à faire leurs propres canons.

 Une remarque, cependant, et qui n‘est pas une consolation: ces canons n’ont jamais tiré contre l’armée française, la France n’avait plus d’armée.

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