J’ai six ans !

Témoignage de Lucienne Hugues

Au printemps 1928, des aviateurs célèbres : Paul CODOS, Dieudonné COSTES et Maurice BELLONTE, rêvent de traverser l’Atlantique Nord d’un vol sans escale, contre les vents, d’Est en Ouest.
Pour la réalisation de ce projet il leur faut tester la capacité du moteur, expérimenter la durée et la possibilité d’heures de vol sans escale et sans ravitaillement et surtout l’endurance humaine.
La Sénia, l’aéroport d’Oran en Algérie, est choisie comme lieu d’expérimentation. L’entraînement se fera au-dessus de la Sebka, le lac salé qui s’étend dans la plaine de la M’Léta, à 100 mètres au-dessous du niveau de la mer, entre le Murdjadjo et le Tessalah.
L’avion sera un Blériot B L 110, biplace, monoplan à aile haute : Le Point d’interrogation “?”
(appelé le rouge, à cause de sa belle couleur carmin). Parti de La Sénia, il survolera les villages de Misserghin, ER-Rahel, Aïn-El-Arba, retour à La Sénia. Les pilotes seront Lucien BOSSOUTROT et Maurice ROSSI
L’avion tourne jour et nuit sans arrêt, à basse altitude. On entend le vrombissement du moteur,
On lève les yeux au ciel, on le guette, on l’aperçoit ; quelle chose extraordinaire (à l’époque il n’y avait pas encore une seule automobile au village), voir ce bel avion rouge, comme un gros oiseau !… apercevoir la tête de ces hommes casqués avec de grosses lunettes noires, quel émerveillement, cela tenait du miracle, c’est l’attraction du moment, un divertissement pour tous les enfants et même pour les grandes personnes.
La nuit tombe vite en Algérie, sans crépuscule ; pour que l’avion ait ses repères un grand feu est allumé à la sortie du village, derrière la gare, sur la route de la ferme SENECLAUZE.
Tout le village se rend sur les lieux, c’est l’excitation, la grande liesse des jours de fêtes.
La nuit est noire, les gens ont des lanternes, des lampions qui ballottent au rythme de la marche. Le village n’avait pas encore d’électricité, seuls les becs de gaz brûlaient aux carrefours des rues.
Je tiens la main de Papa, Maman celle de ma petite sœur Mireille. On arrive dans la plaine et soudain le vrombissement se fait entendre et l’on voit dans le ciel des lumières qui clignotent. Un grand cri s’élève : « Les voilà ! Les voilà ! » La foule est en extase, en admiration devant le courage, l’audace, la ténacité de ces hommes. L’avion passe et la foule crie « Bravo ! Bravo ! » et applaudit fortement, certaine que ces hommes ont entendu ses acclamations.
« On rentre » dit Papa.
« On attend encore un peu, s’il te plaît Papa ! »
« Non, je me lève tôt demain matin, moi ! »
« Je t’en prie Papa rien qu’un tour encore ! »
« Bon, dit Papa, on reste, mais pas plus d’un tour ! ».
Papa n’a jamais su résister aux désirs de sa fille et on attend le retour de l’avion dans la même ambiance de kermesse, puis, petit à petit, tout le monde rentre vers son logis.
Nous regagnons le nôtre. Je tiens la main de Maman, Papa porte dans ses bras ma petite sœur endormie.
Nous arrivons devant notre maison, après avoir traversé le village d’Ouest en Est. Appuyé contre le mur du logement mitoyen au notre, Monsieur Diaz fume une cigarette et pleure.
« Le petit ? » demande Maman d’une voix inquiète.
« C’est fini ! » répond Monsieur Diaz et il éclate en sanglots.
Maman dit à Papa : « Rentre les petites et mets-les au lit » et rentre dans l’appartement des Diaz. J’ai compris et je pleure, mon petit copain Lucien Diaz, tellement gentil, avec lequel je joue tous les jours sur le trottoir, devant la maison, vient de mourir de la fièvre typhoïde. C’est mon premier chagrin, il est immense. Comment peut-on mourir quand tout le village est en fête ? Et si jeune ?… Je ne l’oublierais jamais. Le raid expérimental de Bossoutrot et Rossi restera toujours associé dans ma mémoire à la perte de mon petit copain.

Le 23 Juillet 1930, avec le Point d’interrogation, Codos est pressenti pour le raid Paris-New-York. Le départ est prévu pour le premier Septembre 1930.
La veille du départ, Codos est écarté ; calcul de poids, un second pilote n’est pas prévu. Codos est déçu, terriblement déçu de voir son beau rêve s’envoler sans lui !…
L’equipage reste formé de Dieudonné Costes et Maurice Bellonte.
Après un trajet de 6310 kilomètres de vol le Point d’interrogation se pose à Curtiss-Field en
Amérique du Nord, d’un seul coup d’aile, sans escale.
Bel exploit du bel oiseau rouge et de son équipage et moi, j’ai une petite sœur de plus et j’ai huit ans !….
Le raid expérimental d’endurance de La Sénia avait servi à réaliser le rêve d’un autre grand as de l’aviation : Jean Mermoz, qui en 1930 traversa l’Atlantique-Sud en reliant Saint-Louis du
Sénégal à Natal au Bresil à bord de son avion “Le comte de La Vaux”. Une deuxième tentative en 1933 à bord de “L’Arc en ciel” le mena du Bourget (Paris) à Buenos-Aires.
De 1930 à 1936 Mermoz effectuera 24 traversées de l’Atlantique-Sud. Il devait disparaître dans la traversée des Andes le 7 Décembre 1936 à bord de la “Croix du Sud”.
Maurice Bellonte 1896-1964 et Dieudonné Costes 1692-1973 effectuent en 1928 le tour du monde avec Lebrix et en 1930 la liaison sans escale Paris-New-York…

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