En parcourant la province du Yunnan (Chine) Printemps 1949

Le 29 mars 1949, je quitte Kunming, grande ville de 700.000 habitants typiquement chinoise avec des  rues pavées, située sur un haut plateau entouré de montagnes.

Je pars en direction de la ville de Tali, embarqué sur un ké-tché (petit autobus chinois) pour deux jours et demi de voyage dont deux nuits dans des auberges chinoises.

Le véhicule est peu confortable, les voyageurs sont bien serrés sur d’étroites banquettes. Pendant les premiers kilomètres la route est goudronnée. Nous longeons un immense lac de toute beauté qui s’étale au pied de la grande montagne du Si-chang. Bientôt on s’enfonce dans la montagne sur une route en pavés. Pendant deux jours nous allons rouler continuellement en montagne. Tantôt ce sont des vallons tranquilles où se nichent des villages en terre à côté de quelques rizières, tantôt des gorges profondes et boisées où coulent des torrents que nous traversons sur des curieux ponts en dos d’âne, tantôt des montagnes dénudées et désertiques qui font penser à la Palestine. Parfois la route monte par des lacets tortueux, nous dominons alors la plaine avec ses cultures et ses rizières. Nous longeons aussi de temps à autre de petits lacs où se reflètent les montagnes environnantes.

Sur la route, nous croisons des caravanes de paysans chinois qui portent du bois sur le dos, les femmes les suivent avec les mêmes fardeaux. Vers 13 heures, l’autobus s’arrête dans un village où chaque maison est une auberge. Dans l’une d’elle, on s’installe sur des tabourets devant une table. On nous apporte à chacun une cuvette d’eau pour se laver les mains. Ensuite on nous sert du thé, pendant que la cuisinière s’affaire auprès d’un fourneau primitif. Un instant après le repas est prêt. On nous apporte un bol et une paire de bâtonnets, puis la marmite de riz et les divers plats : fèves vertes mêlées de grillades de jambon, gingembre, cosses de pois tendres, soja épicé. Quand tous les plats sont consommés, on nous sert le bouillon.

Nous dînons le premier jour à Che-Tzé et le second jour à Pao-Pung. Le soir du premier jour nous arrivons dans la ville de Tsou-Young, où nous  logeons dans une espèce de « caravansérail ». Après le repas nous dormons dans une  chambre fermée avec des cloisons en planches disjointes, ouverte à tous vents.

Nous nous  roulons dans nos couvertures, étendus sur des espèces de bas flancs en planches avec nos godillots comme oreillers. Nous avons très bien dormi !

Le lendemain, nous repartons vers 8 heures, après un bon déjeuner avec des gâteaux à base de farine de riz et contenant soit du miel, soit des bouts de jambon.

Le soir du second jour nous arrivons à Tchia-Kouan, petite ville commerçante où nous logeons dans un petit hôtel chinois (rien à voir avec un hôtel de France) Après une bonne nuit, nous prenons un  ma-tché, petite carriole à moitié démolie traînée par deux chevaux, qui en 1 h 30 nous mène aux portes de Tali.

La ville est entourée de remparts. Elle est située dans un cadre magnifique avec d’un côté une montagne de 4000 m dont le sommet est couvert de neige et de l’autre un beau lac de 50 km de long.

Après un court séjour dans cette ville, je me dirige vers Pei-Pei-Lou, petit village perdu dans la montagne. Dans cette région la situation s’est améliorée, les bandits ont dû se retirer devant les troupes gouvernementales. A Pao-Schan, pas loin d’ici, on a procédé à des centaines d’exécutions capitales, car des bandits très cruels avaient brûlé des villages entiers.

Je pars avec un groupe de jeunes vers Chian-Kouan, situé au bout du lac de Tali. Nous grimpons sur deux vieilles carrioles à cheval, qui doivent nous porter jusqu’à Yang-Pi à 38 km de là.

Nous prenons la fameuse route birmane construite pendant la guerre, la seule route importante dans la région. Il ne faut pas se faire d’illusions, elle ressemble à une simple route dans les bois. Elle serpente dans une gorge profonde très pittoresque. Des deux côtés de la route, on n’aperçoit que les pentes des montagnes couvertes d’une végétation luxuriante, de grands arbres enserrés de lianes, des touffes de bananiers sauvages qui descendent jusqu’à la berge du fleuve qui roule ses eaux jaunâtres le long de la route en de rapides tumultueux.

Tout à coup, à un tournant, nous trouvons la route complètement coupée par une avalanche de cailloux et de boue descendue dans la nuit. Nous prenons nos affaires sur notre dos pour essayer de trouver de l’autre côté de la coupure des « ma-tchés » (voitures à cheval) pour nous permettre de continuer la route.

Nous trouvons rapidement deux voitures qui nous conviennent parfaitement. En fin de journée, nous arrivons à Yang-Pi où nous prenons un petit repas chinois aux bâtonnets, avec des cachuètes, champignons et fèves fermentées.

Comme il est signalé que des bandits circulent dans la région, la porte de la ville est gardée par des volontaires avec piques et sabres. C’est assez cocasse. Yang-Pi est une sous préfecture d’environ 5000 habitants.

Le lendemain nous repartons de cette ville. Au bout de 20 km nous devons traverser le torrent. Vers 10 heures, nous sommes surpris de ne pas trouver de pont. Le torrent ayant tout emporté et ses remous terribles continuent de nous narguer, comment poursuivre notre route ? Quelques instants après nous apercevons sur l’autre rive des hommes qui transportent des bambous. Ce sont des « Lolos » tribu primitive qui vit sur la montagne, ils viennent restaurer le pont. Nous assistons à cette opération périlleuse qui dure plus de deux heures.

Après cette longue attente, nous tentons de passer un à un sur trois bambous qui sont fixés ensemble. Nous ne sommes pas très rassurés, car le pont oscille terriblement et l’écume du torrent nous éclabousse les pieds. A l’autre rive nos bêtes (1 cheval et 1 âne) nous attendent avec un  compagnon, partis la veille, ils ont fait un détour de plus de 10 km pour passer le fleuve.

Nous repartons en suivant le sentier qui court à flan de pente dans la forêt, dominant le fleuve qui continue de gronder dans le bas. Le soir nous couchons dans un village aux maisons en terre situé au milieu d’immenses touffes de bambous. Une brave femme nous accueille avec une touchante bonté ; ne veut-elle pas même tuer une poule pour nous ? Nous l’en dissuadons et après un sobre repas nous nous étendons sur nos planches pour dormir.

Le lendemain matin nous repartons. Quelques heures de marche encore, avant d’apercevoir Pei-Pei-Lou perché sur un  petit palier à flan de pente au milieu des palmiers. Une dernière descente dans le ravin, une dernière remontée et nous sommes arrivés. Le village comprend une quarantaine d’habitants qui logent dans quatre ou cinq maisons en terre et quelques paillotes en bambous. Les gens sont très simples. Ils sont pleins d’attentions pour nous, nous offrant des cadeaux et des légumes et pourtant le pays est très pauvre, ils sont eux-mêmes très pauvres, n’ayant souvent que bien peu à manger et quelques haillons pour se couvrir.

Leurs ressources proviennent de noyers qui poussent sur les pentes, de quelques rizières et de minuscules champs de maïs gagnés à la sueur de leur front sur la forêt et qu’il faut défendre en permanence contre la voracité des singes. Ces derniers sont très nombreux, vivant en troupe. Lorsqu’ils attaquent un champ de maïs, ils le dépouillent en une demi-heure.

Des panthères investissent également le pays. Les habitants ne possèdent pas de fusil pour les faire fuir. Pendant mon court séjour, une nuit une panthère est venue tuer un veau à une centaine de mètres du village.

Nous quittons Pei-Pei-Lou, village attachant blotti dans le calme de cette vallée sauvage et isolée. Nous revenons à Tali en deux jours. Le premier jour nous avons marché pendant plus de huit heures sous la pluie. Heureusement que le temps s’est nettement amélioré au cours de la deuxième journée.

Lors d’une ballade en montagne, je visite deux pagodes célèbres. L’une très riche et très bien décorée, elle est dédiée à la déesse Kou-Ying-T’and. Au milieu d’un petit lac couvert de nénuphars se dresse sur un rocher un tout petit pagoton contenant la statue de la déesse. La légende de ce rocher est assez curieuse. La ville de Tali allait être assiégée par des ennemis. Voulant protéger ses fidèles, la déesse se déguisa en vieille femme et prit sur son dos un énorme rocher. Les ennemis la rencontrant, s’extasièrent sur sa force…Et elle de répondre « oh ! Ce n’est rien, si vous voyiez mes fils, que diriez-vous ? » Les ennemis voyant une vieille femme douée d’une telle force et pensant que les autres habitants de Tali étaient de même force, prirent peur et s’enfuirent.

Quelques jours plus tard, je selle mon cheval et avec un compagnon je prends la route de Kouti. Après une étape de 35 km, nous arrivons dans un petit village de la montagne : Ché-Téou-Ts’ouen. Nous logeons dans une misérable ferme en terre. C’est là que certainement j’ai battu le record de puces. C’est par centaines qu’elles sautaient sur les planches qui me servaient de lit. Inutile de dire que j’ai mal dormi…

Le lendemain matin de très bonne heure nous repartons par monts et par vaux, pour une étape de plus de 45 km. Nous traversons des gorges sauvages, dans lesquelles sévissent parfois des brigands. La journée se passe cependant sans incident et le soir nous arrivons dans une petite ville située au milieu d’orangers, Guieou-Tehin, située dans une plaine très chaude. On y trouve des mandariniers et des champs de cacahuètes. J’ai pu dormir dans de bonnes conditions plus de 10 heures pour récupérer la mauvaise nuit de la veille.

L’étape du lendemain consiste à traverser cette longue plaine brûlante et sans eau pour arriver à P’ien-Kio, gros bourg aux maisons en terre, où nous passons la nuit.

Nous quittons la plaine  pour gravir de hautes montagnes, parcourant près de 60 km et la plupart du temps à pied, car le sentier est trop escarpé pour monter à cheval.

Pendant douze heures nous marchons  avec un seul arrêt pour manger le midi. A l’entrée de la nuit, complètement vannés, nous arrivons à Kouti (près de la frontière birmane)

Dans cette région ce ne sont plus des chinois mais des indigènes de la race Lolo qui habitent. Ces tribus ayant été repoussées dans les montagnes presque inaccessibles par la conquête chinoise. Les habitants cultivent des champs tellement en pente que nous ne pouvons nous tenir debout. Ils vivent très pauvrement dans des baraques en troncs d’arbres recouverts de paille. Mais ils sont toujours très gais et aiment à rire.

Après un nouveau court séjour à Tali, où j’ai  l’occasion d’acheter une bonne mule de selle, je reprends la route en direction du pays Katchin. Avec ma mule, je suis un groupe de caravaniers chinois qui conduisent une centaine de mules et de chevaux qui se rendent à Teng-Yuech grande ville à quatre jours de marche.

Pour continuer ma route, je dois passer un large fleuve sur un radeau de bambous. Ma mule me suit docilement à la nage.

Quelques jours de repos dans la ville et je reprends le voyage pour une dernière étape.

Ayant quitté la plaine chaude et malsaine où vivent les tribus Shans, j’atteins après trois heures de montée le premier village Katchin où je m’arrête pour la nuit. Les habitations sont en bambous recouvertes de chaume. Je passe ma première nuit dans une masure,   couché par terre près du feu sur une claie de bambous tressés.

Vers deux heures du matin, un orage épouvantable éclate, on n’a aucune idée en France de la violence de pareils orages. C’est un roulement continu de tonnerre dans les gorges de la montagne, des éclairs qui aveuglent et la foudre qui dégringole sur les arbres de la forêt avec un bruit d’enfer. L’impression est d’autant plus forte que l’on se trouve dans une cabane en bambous tressés, avec seulement un peu de paille comme toit.

La pluie se met à tomber à torrents et ne tarde pas à transpercer le chaume et à dégouliner sur ma tête. Je me déplace pour trouver un petit coin plus sec et tout recroquevillé, j’attends que le jour se lève. Le tonnerre et la pluie s’arrêtent enfin vers 10 heures du matin et nous pouvons repartir.

Les sentiers boueux glissent et la mule patine. Nous avançons péniblement pendant que les compagnons de voyage katchins déblaient le chemin avec un grand sabre qu’ils portent toujours disponible à la ceinture.

Après avoir escaladé plusieurs montagnes, traversé la plaine, passé un fleuve à gué et marché pendant des heures dans d’épaisses forêts aux arbres gigantesques, j’arrive enfin à la nuit tombante à Nawug-Hkyrng, ma nouvelle résidence.

Ce voyage a été réellement effectué au cours du printemps 1949,par Joseph Séguinotte (Missionnaire en Chine de 1949 à 1994). Le texte relate fidèlement les évènements vécus et décrits par lui-même dans la correspondance adressée à sa famille à cette époque.

Je présente cet écrit à la mémoire de mon frère (Décédé le 31 mai 1994)

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