Dans les années soixante, un soir de novembre vers 22 heures, c’est déjà la pleine nuit. Je quitte Bordeaux pour me rendre à Pau. Confortablement installé dans ma voiture, je roule à vitesse normale, en traversant l’immense forêt des Landes.
La circulation à cette heure tardive est quasiment nulle. J’aperçois cependant dans mon rétroviseur l’approche d’une voiture qui me rattrape rapidement et me dépasse. Malgré sa grande vitesse, je crois reconnaître une Peugeot 403, avec une seule personne à son bord.
Certainement un homme pressé qui ne désire pas s’éterniser dans cette contrée un peu sauvage et plutôt triste la nuit.
Déjà cette voiture me distance de plusieurs centaines de mètres, quand tout à coup, je distingue ses feux rouges qui s’allument brusquement, suivit d’un jaillissement de lumières. Puis toutes ces clartés disparaissent, seule demeure la pénombre de la nuit.
Je termine mon parcours jusqu’à ce lieu, je stoppe mon véhicule et je me précipite en constatant un spectacle horrible. La voiture Peugeot a percuté un des platanes bordant cette route droite, suite au choc elle s’est retournée, projetée dans le fossé.
Le chauffeur a dû s’endormir au volant. Celui-ci en partie éjecté, pend, la tête en bas dans le fossé qui est à cet endroit un véritable marécage, tandis que son bassin et ses jambes sont enserrés dans le moteur fumant encore et qui a reculé jusqu’au siège.
Son visage est complètement lacéré, déchiré par la clôture en fil de fer barbelé. Il saigne abondamment, son visage et son buste sont sanguinolents, mais je suis persuadé que ces plaies impressionnantes ne sont pas aussi graves que celles de son bassin et de ses jambes compressées par le moteur. Je ne peux rien distinguer dans l’opacité de la nuit.
Je m’enfonce jusqu’aux genoux, dans ce fossé de boue pour le prendre à bras le corps afin de lui éviter la noyade, tout en lui procurant une position de soutien plus confortable.
Je suis désemparé, j’essaye de le réconforter de mon mieux. C’est un homme jeune d’une trentaine d’années. Il me supplie de le tirer de là. Cependant, avec ses jambes coincées, je ne peux prendre le risque d’aggraver ses blessures.
Le moment est pathétique, son sang dégouline lentement sur moi et se mélange à ma sueur, nous voici unis corps à corps, perdus dans cette immense et sinistre forêt, où la lune perce son regard triste et blafard.
Il a peur de mourir ! Il appelle sa maman, avec des cris aigus et déchirants, tandis que ces appels reviennent en échos du fond de la forêt. Malgré mon courage, je ne peux retenir mes larmes qui viennent à leur tour se mêler au sang et à la sueur.
Je supplie la Providence de nous venir en aide. Il y a plus de trente minutes que je le supporte sans pourvoir le relâcher, mes forces faiblissent…
Enfin un automobiliste s’arrête et constate l’accident. Je le charge de se rendre d’urgence à Mont de Marsan situé à une quinzaine de kilomètres pour prévenir la gendarmerie et réclamer des secours.
La fatigue m’envahit de plus en plus, je ressens plusieurs crampes dans le dos, dans mes bras et dans mes jambes. Mais je ne veux pas, je ne peux pas le lâcher, je suis son seul espoir.
Je sens que sa connaissance diminue, maintenant, il ne peut que gémir faiblement comme un enfant. La pleine lune nous éclaire totalement comme pour une veillée d’outre- tombe.
Il doit être plus de minuit, la solitude nous pénètre, Voilà plus d’une heure que l’accident s’est produit. Les secours tardent, nous attendons stoïques et résignés…
Enfin l’ambulance s’annonce, c’est l’espoir pour lui, la délivrance pour moi. Les sauveteurs s’empressent avec d’infinies précautions et le libèrent de son corset de ferraille. Il souffre atrocement, une de ses jambes ne tient que par un lambeau de chair et de peau.
Les infirmiers me félicitent pour mon courage et le bon réflexe que j’ai eu de ne pas bouger le blessé. Etendu enfin sur un brancard, l’homme me fixe avec un regard de gratitude et perd connaissance.
L’ambulance s’éloigne rapidement, l’amenant vers son nouveau destin.
Je reprends la route, mais après avoir parcouru quelques centaines de mètres, je suis obligé de m’arrêter, mon corps est envahi d’un formidable tremblement, mes nerfs lâchent et je ne puis arrêter mes sanglots. L’épreuve a été difficile et je reste prostré un certain temps avant de reprendre mes esprits. Je retrouve enfin le courage pour repartir.
J’ai appris plus tard que cet homme a été sauvé, après avoir subi une amputation.
Par la volonté de la Providence, nos vies se sont un moment croisées, suffisamment cependant, pour apprécier l’amitié et la solidarité qui nous ont unis dans l’épreuve, la douleur et l’espoir.
De nombreuses années me séparent de cet événement, mais je ne manque pas à chacun de mes passages dans ce lieu, de reconnaître l’empreinte indélébile du destin gravé sur ce platane.