Une fois le CAP en poche, ma mère m’a dit que maintenant je ferais mieux d’aller à la pêche car je gagnerais davantage qu’en travaillant au commerce. Bien sûr au commerce on gagnait bien sa vie, on faisait des heures supplémentaires, on avait des congés payés, mais on dépensait forcément de l’argent dans les ports. Alors que si tu pars à Terre Neuve avec 100 francs, tu reviens avec 100 francs !
Et c’est donc là que j’ai embarqué pour Terre Neuve sur le « Bois Rosé ». En attendant le départ, j’ai eu l’occasion de faire une campagne de pêche au hareng sur un navire à machine alternative à vapeur. C’est la seule expérience que j’ai eu de ce type de machine. C’était une belle navigation car il n’y a pas de bruit à bord, la machine est souple et on la voit, il n’y a pas de carters fermés. J’ai débarqué le 13 décembre, le 15 ma sœur s’est mariée et en suivant on est rentré à Fécamp car le soir à 8h je prenais l’autobus de l’armement qui nous emmenait à Brest pour attraper le « Bois Rosé ». Celui-ci revenait de Terre Neuve et devait livrer sa pêche au Portugal. On a livré à Seixal, en face de Lisbonne, on a passé les fêtes de fin d’année sur place, et on est rentré à Fécamp début janvier pour finir nos réparations. Et le 15 février on partait pour Terre Neuve (avant il y avait trop de glace et c’était dangereux).
Quand on part de Fécamp, avec le gasoil, le sel, l’eau douce, on est presque aussi lourds que quand on rentre avec notre pêche. Et c’est là que j’ai vu les glaces pour la première fois. La formation de la glace sur l’eau, c’est quelque chose de grandiose, ça fait comme des rosaces, on dirait que la mer est couverte de fleurs de nénuphars en glace…
Arrivés à Terre Neuve, comme il n’y avait pas beaucoup de poissons, on a remonté au large de la province du Labrador. Et là, quand tu es aux machines, 7 ou 8 mètres sous la surface, c’est vraiment impressionnant : on va doucement, donc ça fait moins de bruit, et on entend BAM, BAM, tu sens les chocs et tu vois, entre les membrures, la tôle qui vibre… Je m’en rappellerai toujours, j’étais graisseur et je faisais le quart avec le second mécanicien. Et lui, au bout d’une heure, il n’a pas pu tenir, car il avait déjà fait naufrage, sur le «Ginette Leborgne », en 1952, dans le brouillard. Dés qu’il y avait des glaces, dés qu’il y avait du brouillard, c’était fini, il ne tenait plus en-bas. D’ailleurs, ce gars, il n’a pas pu continuer le métier ; il est parti sur une raffinerie de pétrole. Moi, ça ne m’a jamais fait ça, j’ai jamais eu trop peur, je me suis souvent demandé si c’était de l’inconscience… Mais j’avais confiance.
Après ces 5 premières années de navigation, je fais mon service militaire à Brest à bord du « Richelieu », cuirassé désarmé abritant plusieurs écoles dont les E.O.R. Sitôt libéré des 25 mois de service militaire, retour à la pêche fraîche à Fécamp. Et un an après, je suis admis au cours d’officier mécanicien de 3ème classe à l’Ecole nationale de la marine marchande du Havre.
C’est là sans doute que j’ai raté la meilleure opportunité qui s’offrait pour le futur de ma vie professionnelle. Monsieur Louis Fortin qui était directeur des études machine et qui était notre professeur d’électricité-physique me propose à la fin du 3ème trimestre de passer l’examen d’OM2 théorie au mois de septembre afin de faire dans la foulée l’année d’application d’officier mécanicien de 2ème classe. Je ne voulais pas vivre au crochet de ma mère après ces deux ans d’armée et un an de cours. Alors, sitôt la troisième classe en poche je suis reparti naviguer. J’ai souvent regretté de n’avoir pas saisi cette chance qui s’offrait à moi. C’est bien d’apprendre sur le tas, mais c’est mieux d’avoir les meilleures bases possibles pour progresser, sur le tas, justement, tant à la pêche fraîche qu’à la grande pêche à Terre Neuve.
Une année, je crois que c’était en 1969, comme on nous signalait qu’il y avait peu de poissons, on s’est arrêté en Islande. On y a trouvé des mers déchainées. Un jour, Alain, notre radio, me dit « tu as le bonjour de Casi, je ne savais pas que tu le connaissais ». En fait, c’était l’ancien radio du « Bois Rosé » (il avait un nom polonais imprononçable, on l’appelait donc Casimir). Casi travaillait sur un bateau-usine de chez Duhamel, qui était dans les parages, et il avait sympathisé avec Alain, ils avaient même un code, pour discuter en privé ! Comme Casi connaissait le polonais, le russe et l’allemand, il avait su que là-haut, en mer de Barents, les russes péchaient du poisson, et donc le bateau de Casi faisait route vers là-bas. Comme c’était un bateau rapide, il a fait route entre l’Islande et l’Angleterre, navigation plus longue mais plus sûre. Tandis que nous, on faisait que du 12 nœuds , donc pour arriver dans les temps, on a pris au plus court, au nord de l’Islande. Ils venaient à peine de faire leur premier trait de chalut quand ils ont vu apparaître le « Ville de Fécamp » et se sont longtemps demandé comment on avait su !
On avait sauvé notre voyage comme ça, mais on est passé au nord du Spitzberg, à moins de 1200 km du pôle nord, par 78° nord, à la saison où il fait nuit tout le temps ! Je me souviens que, l’huile étant stockée sur le couronnement arrière, dans la nuit et la glace, c’était toute une expédition d’aller en chercher. Il fallait l’habitude du marin et l’agilité du montagnard pour ne pas partir à l’eau. Je regardais sans cesse vers l’avant, là où on travaillait le poisson, les lumières n’étaient jamais éteintes (elles ne se seraient pas rallumées sinon). Ça me rassurait, je me disais qu’il y avait encore de la vie, parce qu’autour de moi le spectacle était terrifiant : je devinais les crêtes des vagues, on avait l’impression qu’elles allaient bouffer le bateau de tous les bords ! Là, oui, j’arrivais à me faire peur ! J’avais ensuite le bonheur de retrouver la chaleur et « la douce musique du moteur ! » C’était comme un retour à la civilisation !
En général, à la machine on était mal vus par ceux du pont qui nous appelaient les « bouchons gras » : on était les planqués, toujours au chaud ; et puis on fait les quarts, on a un rythme, tandis qu’eux, à la pêche fraîche, ils n’ont pas d’horaires, ils bossent tant qu’il y a du poisson… Eh bien, malgré cette ambiance, tous ayant connu mon père, et surtout mon grand-père, surnommé le sorcier car il était un peu guérisseur, j’ai toujours été choyé et respecté par l’équipage quand j’ai fait des remplacements pour la pêche fraîche. Beaucoup faisaient la pêche fraîche un an ou deux et après ils repartaient sur Terre Neuve. Parce qu’à Terre Neuve, il y a des horaires ; vous travaillez 12 heures, 6 heures de repos. Mais dans ces 6 heures il faut manger. Un repas avant d’aller se coucher, et un repas avant le boulot. Et là, quand c’est servi, faim ou pas faim, il faut manger. En fait, comme on travaille par bordées, il y a 4 repas par jour : le repas de midi, c’est un repas de viande, le repas de 18 heures, c’est un repas de charcuteries, saucisses, abats… et le repas de minuit et celui de 6 heures du matin, c’est essentiellement du poisson, du « faux poisson », c’est à dire tout ce qu’on ramasse et qui n’est pas de la morue.
C’est des métiers où la vraie personnalité des gens se montre. Il y en a qui arrivent à Fécamp et qui disent « oh ! la mer, les falaises, l’aventure, c’est beau, ça me fait rêver »… Moi, je n’ai jamais vu les choses comme ça. C’est beau, certes, il y a des moments, vous êtes en paix, vous montez sur le pont, c’est magnifique ! Mais c’est un instant fugace, il faut retourner au boulot. Et puis si vous êtes couchés, vous n’allez pas vous lever pour voir le spectacle. Au début si, bien sûr, dans ma première année au commerce, les deux ou trois premières fois, je n’ai pas hésité à me lever à 4 heures du matin pour ne pas louper l’arrivée à Rio de Janeiro, c’est extraordinaire ; mais après, on privilégie le sommeil.
Comme il faut toujours un gars à la machine, on est deux à faire le quart, à Terre Neuve. Il faut qu’il y en ait toujours un qui puisse répondre quand on reçoit les ordres de la passerelle par le chadburn (transmetteur d’ordres). Quand on cherche le poisson, on ne sait pas forcément comment sont les fonds. Il faut tout le temps une bonne coordination entre la passerelle et la machine. Il faut pouvoir manoeuvrer rapidement en cas de croche du chalut surtout si la croche se fait sur un des deux panneaux divergents. Le cable tirant ce panneau peut s’allonger et déséquilibrer la traction du chalut. Il y a aussi le problème du « faux poisson ». Le « faux poisson », qu’on ne mange pas, il repartait à l’eau, c’était vraiment un gâchis terrible. En 1968, on a eu jusqu’à 20 tonnes de grandes crevettes roses au large du Groenland. C’est très bon, mais quand tu en as mangé pendant dix jours, tu en a marre ! Il y avait trop de gaspillage de poissons et c’est pour ça qu’on a fait des bateaux-usines qui eux, ne rejettent rien.
Le « Bois Rosé » à Terre Neuve
Photo extraite du site anita-conti.org
Le « Bois Rosé », photo extraite du site fecamp-terre-neuve.fr
Jean Recher en pêche sur le Louis Legasse, un film de Yves Le Roy en 1969
(extrait du site archivesenligne.fr)
Le chadburn (ou transmetteur d’ordre) permettait au capitaine d’envoyer ses ordres à la salle des machines. (photo extraite de wikipedia)