Agadir, été 1953

Arrivé à Agadir en août 1952, je n’aurais jamais imaginé vivre, un an plus tard, ces quelques instants intenses qui furent un tournant décisif de mon existence.

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Je m’étais lié d’amitié, dans mon travail, avec un collègue d’origine algérienne, Brahim, dont le père était un proche collaborateur de S. E. Si Thami El Glaoui, pacha de Marrakech. Le soir, nous aimions arpenter les rues de cette ville lumineuse, alors capitale de la pêche à la sardine. Très souvent, nous ignorions la ville nouvelle, bâtie au pied de la colline, où étaient perchés le quartier de Talbordj et cet accueillant hôtel de la Baie dont le restaurant était le rendez-vous de quelques fonctionnaires célibataires… comme moi.

Au cours de ces magnifiques soirées du Sud marocain, nous « faisions terrasse », Brahim et moi, devant une boisson fraîche et quelques brochettes. Tout était d’un calme reposant, l’entente entre les trois communautés de Gadiris – marocaine, française et juifs marocains – était parfaite… Nous étions heureux. Brusquement, un bruit assourdissant rompit notre quiétude… les blindés légers de la Légion paradaient en ville, nous n’étions guère habitués à ce genre de démonstrations. C’est la T. S. F. du café qui nous annonça la nouvelle : les troupes du général G… venaient d’investir le palais impérial à Rabat et de déposer le sultan Mohamed V, dont j’ai toujours en mémoire le visage débonnaire, et homme de consensus. Quelle était la raison de cet acte irréfléchi ? Nous ne le sûmes jamais très clairement !

Le calme revenu, Brahim et moi, silencieux, n’osions exprimer nos pensées. Je revis comme dans un film ces cités marocaines où mon père était, lui aussi, fonctionnaire chérifien : Martimprey du Kiss, Casablanca, Souk El Arba du Gharb, Mogador, Marrakech pour mes quatre années de lycée, et maintenant Agadir. Je n’imaginais pas que, deux ans plus tard, je reviendrais à Mogador et Marrakech au titre du « maintien de l’ordre ».

Brahim rompit le silence : « Que penses-tu de tout cela ? », et je lui répondis doucement : « La France vient de commettre une erreur impardonnable, nous venons de déposer le Sultan, Émir des Croyants et Compagnon de la Libération, nous venons de vivre le commencement de la fin de notre présence au Maroc. » Mohamed V est revenu d’exil en 1955, ma section lui présenta les armes comme elle les avait présentées à ce malheureux sultan de substitution Moulay Arafat… Tout s’écroulait autour de nous.

Nous avons quitté le Maroc, ma famille et moi, en octobre 1957, je n’y suis jamais retourné.

Il y a quelques mois, une jeune Marocaine, rencontrée chez un bouquiniste, m’a demandé s’il m’arrivait de penser de temps en temps au Maroc… C’est très simplement que je lui ai répondu : « Non Madame, ce n’est pas de temps en temps que je pense au Maroc et à mes amis marocains, c’est tous les jours. »

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