Ces événements se déroulent dans la cour de la caserne du Mont Valérien (Suresnes, 75) vers la fin du mois d’avril 1949, trois à quatre semaines après l’incorporation des recrues du
contingent de la classe 49/1.
Le héros non volontaire de cette histoire se nomme Gouverneur, 2éme classe, sympathique garçon, timide et réservé et d’une grande naïveté.
Au cours d’une matinée de sport, après une séance de gymnastique nous effectuons à tour de rôle une course de 100 mètres par groupes de quatre.
Gouverneur, prend le départ avec trois autres camarades de sa chambrée, dont deux « titis parisiens » natifs du quartier Belleville, connus pour leur désinvolture et une ‘mise en boîte’ permanente de leurs camarades.
Nous ne donnons pas cher pour le résultat à l’arrivée de Gouverneur qui paraît le moins sportif du groupe.
Cependant la majorité de l’assistance ignore à ce moment qu’une conspiration couve pour son résultat.
Dès le départ, Gouverneur prend un léger retard, mais peu à peu il comble l’écart, rejoint et dépasse ses concurrents en emportant haut la main la première place à la stupéfaction générale !
Les concurrents battus prennent alors un air faussement penaud. L’un d’eux, réclame même une revanche. Gouverneur, surpris de son résultat, magnanime, donne son accord.
Un deuxième départ a lieu, dans les mêmes circonstances que pour la première course. Gouverneur domine à nouveau ses adversaires et triomphe sans discussion. Il est chaudement félicité par ses compères souriants.
Mais déjà la quasi totalité des spectateurs a compris le scénario de cette intrigue organisée.
Un de nos camarades déclare au vainqueur que dans le civil il est journaliste stagiaire à la revue « Miroir des sports » et sollicite une interview à notre héros pour préparer un compte-rendu. Celui-ci l’accepte avec fierté. « Tu as certainement pratiqué l’athlétisme avant ton incorporation. Au Stade Français peut-être ? Ou au Racing club ? », lui dit-il . « Non ! Non ! », répond humblement Gouverneur, « je n’ai jamais fait de sport, à part quelques parties de pétanque sur la plage… » «Mais alors il faut admettre que tu es drôlement doué pour les courses de vitesse, tu peux devenir un espoir du sprint français et tu l’ignores… Je suis persuadé que si tu décides d’un entraînement sérieux, tu pourras faire partie de la délégation française aux Jeux Olympiques de 1952 à Helsinki »
Gouverneur semble totalement convaincu et heureux de ces révélations, sa joie est immense et il salue tous les spectateurs qui l’acclament en criant : « Gouverneur ! Champion ! Gouverneur ! Champion ! »
Le lendemain, nous apprenons par le bouche à oreille, que les amis de Gouverneur organisent une nouvelle course pour l’opposer à trois des meilleurs sprinters de la Compagnie, ce qui lui permettra peut-être de descendre son temps en dessous des 11 secondes au 100 mètres, performance qui deviendrait tout à fait exceptionnelle et de niveau mondial… (Champion olympique à Londres en 1948 : 10’’3).
Il faut préciser que nous savons tous, à son insu, que le temps réel de notre champion Gouverneur doit se situer entre 18 et 20 secondes pour cette distance.
Toute la Compagnie est réunie, attendant avec impatience l’arrivée de Gouverneur et de ses deux acolytes qui se sont proclamés entraîneurs. Ces derniers ne sont pas champions de sport dans le civil, comme on pourrait le croire, mais plutôt joueurs de machines à sous dans les bistrots ou coureurs de jupons.
L’arrivée de notre nouveau Dieu du stade se fait sous les acclamations. Son torse et ses jambes nus sont drapés d’une vieille couverture de l’armée qu’il porte à la façon de l’Empereur Néron.
Avant de se présenter sur la piste, et avec son accord, ses entraîneurs l’ont massé efficacement avec une mixture originale à base de blanc d’Espagne et de graisse d’armes (c’est la pure vérité, témoignages rapportés par tous ses camarades de chambrée).
Les valeureux adversaires choisis spécialement pour leurs exploits antérieurs sont prêts pour l’affronter. L’épreuve peut enfin commencer.
Malheureusement, dans le même temps, une nouvelle se propage rapidement dans les rangs des spectateurs, c’est l’annonce de l’arrivée du Commandant de Compagnie, attiré par l’attroupement.
Comme une envolée de moineaux, tout le monde disparaît en un instant, et seul, « droit dans ses bottes », notre héros fait face devant le chef hiérarchique des lieux. Celui-ci lui ordonne impérativement de se rendre immédiatement aux douches et le convoque en suivant dans son bureau.
Lors du repas du midi, nous n’avons pas de nouvelles de notre cher Gouverneur. Mais dans le courant de l’après midi nous apprenons que celui-ci a été transféré à l’Hôpital du Val de Grâce pour examen.
Une dizaine de jours plus tard, Gouverneur rayonnant, vient nous rendre visite, en nous déclarant qu’il vient d’être démobilisé pour raison de santé. Mais qu’il garde l’espoir que si sa santé s’améliore, il reprendra l’entraînement pour devenir peut-être un jour un champion…
J’ai assisté, ébahi, au déroulement de ces épisodes, mais je ne pourrai jamais oublier ces fabuleuses et cocasses péripéties.
Je garde aussi un souvenir ému de ce brave Gouverneur qui a cru sincèrement à sa gloire éphémère.