Ma mère m’a récemment donné cinq feuillets soigneusement manuscrits par mon grand-père paternel. J’avais entendu parler de ces feuillets en 1979, après le décès de mon grand-père, mais je ne les avais jamais lus. Ces cinq feuillets ont été écrits entre 1971 et 1975 ; ils contiennent trois autobiographies complémentaires de celui que nous appelions « Pépé de Tyrosse ». J’ai simplement compilé les meilleurs morceaux des trois autobiographies, sans ajout ni suppression.
Vie et mémoire de Birebont Jean Maurice de 1896 à 1971 et des poussières.
Mon plus lointain souvenir remonte à l’année 1899, j’avais trois ans. Mes parents, qui habitaient à Castets une maison à proximité de la « Forge », à la « Fontaine vive », avaient été obligé de déménager, la forge ayant fermé ses portes. Mon père qui y travaillait se trouva sans travail, et par conséquent sans ressources ; il chercha un loyer moins cher et le trouva de l’autre côté du bourg près du ruisseau « Le Cap Bourrut ». Je me souviens de ce déménagement. C’est la première fois que je voyais des bœufs attelés au « bros » qui transporta nos meubles. C’était Monsieur Léon Calliot de le « Part », fermier, qui nous déménagea. De cela je me rappelle très bien.

La famille se composait déjà de trois enfants : ma sœur Aurélie 8 ans, moi trois ans, et Georges, mon cadet, 2 ans. Mais la famille devait s’agrandir de cinq autres enfants une fille en 1900, un garçon en 1902, un garçon en 1904, un autre garçon en 1907 et encore un garçon en 1909. C’est-à-dire huit en tout. C’était beaucoup pour des ouvriers très peu payés à l’époque, 2 francs par jour. Mon père avait trouvé du travail sur la voie ferrée des Landes mais comme auxiliaire ; il n’y resta d’ailleurs pas et trouva à s’embaucher comme manœuvre chez un entrepreneur de maçonnerie (Monsieur Lamoulie) mais là aussi c’était le bas salaire de 2 francs par jour. Alors malgré toutes ses grossesses ma mère dut travailler aussi. Elle s’embaucha dans une fabrique de pot de résine. Mais celle-là aussi, au bout d’un certain temps fit faillite. Alors elle se mit à faire des ménages chez deux ou trois maisons aisées sinon riches.
Malgré cela la vie était difficile. Dès l’âge de neuf ans il fallut que je participe à la besogne soit en faisant la provision de bois pour l’année pendant les vacances (au moins une brouette par jour), soit en faisant le colporteur pour le compte des commis voyageurs de commerce qui venaient par le train avec des valises d’échantillons – soit de souliers soit de parapluies – et depuis la gare nous leur portions leurs valises toute la journée d’une maison à l’autre ; chez les riches, bien sûr, ou les gens aisés, et à l’époque ils n’étaient pas très nombreux ; dans Castets une dizaine au maximum. Aussi ils ne restaient pas plus d’une journée. On nous donnait 20 cts que nous donnions bien sûr à nos parents. Il n’était pas question de les gaspiller ou de les garder pour nous. Il y avait trop de gêne à la maison.
On ne pouvait même pas se permettre d’acheter du pain blanc au boulanger. Ma mère faisait du pain de seigle toutes les semaines. Ce pauvre pain de seigle, s’il était assez potable les premiers jours, il n’était guère appétissant après. Aussi mangions-nous assez souvent de « l’escoton », bouillie de farine de maïs cuite dans un chaudron noir sur le feu de la cheminée. C’était souvent notre repas du soir avec du lait ou du miel additionnés d’eau.
Comme viande, presque toute l’année, c’était du cochon, élevé et engraissé à la maison. Et le chaudron unique qui servait à faire l’escoton servait aussi à faire cuire la mangeaille du cochon (orties, jeunes pousses de fougères, patates etc.) mélangées à la rèze de la farine de seigle que nous tamisions nous-mêmes. Enfin bref, nous ne nagions pas dans l’abondance, quoique nous n’ayons jamais réellement passé faim. Et comme il n’y avait pas, comme maintenant, d’allocations familiales, au fur et à mesure que nous étions en âge de gagner notre croûte, on nous envoya tous, sauf les deux derniers, dès la première communion faite, gagner notre nourriture ailleurs. Oui, la première communion fut notre seul bagage intellectuel. C’était alors la mode chez les gens pauvres.
Voilà pourquoi le 29 septembre 1908 mon oncle Victor qui avait été invité à ma 1ère communion, était venu exprès pour m’enlever à mes parents et m’amener comme domestique dans son quartier, à Lesperon, pour garder des vaches. Car le 29 septembre, jour de la saint Michel est le jour sacré pour le commencement et la fin du bail des domestiques. Comme la Saint-Martin est le jour de bail de location des logements. J’avais 12 ans et encore un cœur d’enfant, je n’étais pourtant pas gâté, mais cela fut pour moi un déchirement car j’aimais bien mes parents, ma mère surtout. J’eus beaucoup de peine en les quittant ; ce fut ma 1ère épreuve.
Cependant je m’y fis, n’ayant jamais été mal habitué, je supportais tant bien que mal ma nouvelle vie et m’y adaptais assez vite et donnais entière satisfaction à mes employeurs qui, vu mon jeune âge, avaient pitié de moi et m’avaient familièrement adopté ; moi de mon côté je tachais de leur donner satisfaction. Je ne fus pas trop malheureux quand même, grâce à mon éducation première qui fut exemplaire en matière de discipline, mes parents me donnant l’exemple du travail et du devoir.
Je restais donc deux ans à Lesperon, du 29 septembre 1908 au 29 septembre 1910 à garder les vaches de tout un quartier, soit les vaches de 6 fermes (une dizaine de bêtes environ). Je partais de la ferme des Capdepuy en sonnant du cor pour que les autres fermiers m’amènent leurs bêtes, et je partais vers « la lande » pour toute la journée.
Les 6 fermes me logeaient et me nourrissaient à tour de rôle un mois chacune et je gagnais 5 sous par vache et par jour, ce qui me faisait à peu près 50 sous par mois, soit 2,50 francs, à l’époque des sous. Je partais vers 8h 1/2 le matin jusqu’à 18 ou 19 heures le soir. On me donnait un petit viatique que l’on appelait « biasse ». C’était simplement une musette où l’on me mettait un gros morceau de pain de seigle ou de méture (pâté de maïs) très friable où j’ajoutais un peu de lard (ventrèche) de porc, ou bien une omelette d’un œuf ou 2. Pas de boisson. Je buvais l’eau des pots de résine l’été et l’hiver l’eau des mares ou des rigoles.
En général je mangeais à ma faim et je ne peux pas dire que j’ai été malheureux. J’étais rarement seul toute la journée, beaucoup d’autres (vachers, bergers, chevriers) se trouvaient dans la grande lande où l’on se donnait rendez-vous. Je lisais aussi beaucoup. Je voulais m’instruire. Je ramassais tous les livres que je pouvais trouver car je n’avais aucun bagage intellectuel et cela m’a toujours manqué. J’allais même à l’école du soir au bourg de Lesperon et cela m’a pas mal servi, car cela avait éveillé mon esprit et changé mon comportement, ma mentalité. J’étais même devenu un peu mystique grâce à la lecture de livres pieux ou bien-pensants que je trouvais dans les fermes.
Puis les Domanger, de la « Craste » pour qui je gardais les vaches aussi et où je couchais de temps en temps, prirent une ferme où il y avait des chèvres et m’embauchèrent pour les garder. C’était toujours dans Lesperon. Je fus donc « chevrier » pendant 2 ans au prix de 50 francs par an. Quoique ne l’ayant jamais fait, ni appris le métier, je m’en sortis assez bien. Ces Domanger étaient de braves gens, ils étaient deux couples (père et fils). Les jeunes avaient deux enfants, un garçon et une fille, ils n’avaient pas 10 ans ni l’un ni l’autre. Je m’étais attaché à eux et ils m’aimaient bien aussi. Ils venaient m’aider le soir à faire téter les chevreaux. J’avais une centaine de chèvres. Mais la chèvre est beaucoup plus coureuse que les vaches et beaucoup moins docile et je m’en perdais souvent quelques-unes que je retrouvais le lendemain et quelque fois le surlendemain car la chèvre court beaucoup en pacageant. Je restais là un an et demi car ces gens-là quittèrent la ferme, ayant acheté un hôtel au « Touquet » (quartier de Lesperon) situé au croisement des routes nationales 10 et de la route Lesperon-Rion. Hôtel très fréquenté, le seul qu’il y eut entre Castets et Onesse-Laharie.
Les Lalanne, qui me voyaient souvent passer avec mon troupeau de chèvres et qui me connaissaient bien, m’embauchèrent pour venir avec eux garder leur troupeau de brebis qu’ils allaient avoir à la ferme où ils déménagèrent pour la St Martin. Je commençais donc mon nouvel emploi de berger le 29 septembre 1912 au prix de 100 francs par an. C’était une famille de braves gens (6 en tout). Le père, Auguste Lalanne, père de 2 fils (Emile 22 ans et Henri 20 ans), veuf d’un premier mariage, s’était remarié avec Louise Garbay, veuve elle aussi avec 2 filles. Ils eurent après leur remariage une autre fille (Laurence) qui venait de naître quand je vins chez eux. Les filles de Louise, la « patronne », s’appelaient la première Laurentine 17 ans et Léoncia 15 ans. Je passais avec eux 3 assez bonnes années.
Pendant cette période de début 14 à fin 1915, je commençais à vivre en homme, et j’aimais la vie. C’est de ce temps-là que je garde le souvenir d’avoir vécu les débuts du jeune homme qui s’éveillait en moi. Amourettes, lectures et travaux plus pénibles. C’est de ce temps-là aussi que le mysticisme, la croyance en Dieu me transporta en lisant beaucoup de livres de toutes sortes. C’est ainsi que j’appris par cœur une prière assez longue que j’avais trouvé dans un livre de messe (missel) très ancien. Cette prière que j’ai apprise à 16 ans a été mon guide spirituel tout au long de ma vie. Et je m’aperçois que mon seul certificat de… 1ère communion comme bagage intellectuel m’a apporté beaucoup de chance dans ma vie. Je pense qu’il m’a aidé à supporter toutes les vicissitudes de la vie et à me maintenir dans le droit chemin. Il m’a amené au socialisme, seule idéologie qui se rapproche le plus des principes du Christ.
Malheureusement vint la guerre de 14-18. Les deux fils Lalanne furent pris par la guerre et Henri fut tué la première année. Il fallait trimer dur pour faire marcher la ferme. En plus de la garde des moutons, qui le plus souvent étaient gardés par les filles, moi j’aidais le patron à résiner les pins. J’étais considéré un peu comme de la famille, d’autant plus que j’étais le chéri de « Léoncia » que j’aurais certainement épousé si la guerre ne nous avait pas séparés. Les circonstances aidant, le destin en a décidé autrement.
Jean « Maurice » Birebont
à suivre…